L’instabilité gouvernementale fut une des caractéristiques et des faiblesses majeures de la quatrième République, avec pas moins de 24 gouvernements en 12 ans d’existence (fin 1946-1958). Cette question est le sujet central du texte que nous présentons ici.
L’extrait est issu de L’année politique 1950 : revue chronologique des principaux faits politiques, économiques et sociaux de la France. Comme son titre l’indique, L’année politique recense sous forme d’annales les principaux faits politiques économiques et sociaux du pays ; la première livraison ayant eu lieu en 1946, L’année politique est donc une source incontournable pour qui veut étudier de près la vie politique sous la quatrième République. L’un des directeurs de la publication n’est autre qu’André Siegfried qui est aussi l’auteur de l’introduction dont nous présentons un extrait.
André Siegfried (1875-1959), sociologue, géographe et politologue, est un pionnier de la sociologie électorale avec la publication en 1913 de son ouvrage phare, Tableau politique de la France de l’ouest sous la troisième République. Membre de l’Académie française depuis 1944, André Siegfried est donc l’un des meilleurs connaisseurs de la politique française de son temps. L’homme qui rédige ses lignes au début de 1951 a 75 ans et s’exprime probablement avec une grande liberté. Le constat politique concerne l’année 1950 mais il ne doit guère différer dans le fond de celui de 1948 ou 1949…
L’auteur explique l’instabilité gouvernementale et le relatif immobilisme qui en découle comme le fruit de la situation politique que la France connaît depuis 1947. Pris en tenaille entre un PCF à gauche qui détient près de 30% des sièges à l’Assemblée nationale et le mouvement gaulliste (le R.P.F) à droite qui réclame haut et fort une révision radicale de la constitution de 1946, les partis politiques défenseurs de la quatrième République n’ont d’autre choix que de gouverner ensemble « en vue d’un programme élémentaire mais indispensable : faire vivre la nation ». Ces gouvernements dits de Troisième force contraignent au nom de la nécessité les socialistes (SFIO), les démocrates-chrétiens (le M.R.P) et les radicaux et assimilés à gouverner ensemble, quelque part entre le centre-gauche et le centre-droit : « pareil groupement est délicat, donc précaire, et surtout parce que les associés sont aussi différents que possible les uns des autres ». Cette configuration politique aboutit à « l’instabilité ministérielle [qui] reste un des vices essentiels, non seulement du régime actuel, mais de tous les régimes parlementaires essayés en France ».
LA POLITIQUE INTERIEURE
La révision constitutionnelle
Dans la mesure où nous nous éloignons des années de fièvre, et disons-le de folie, au cours desquelles fut conçue et votée la Constitution, ses faiblesses, ses insuffisances et ses fautes apparaissent avec plus de clarté. L’année 1950 a mis particulièrement en lumière l’inefficacité de la procédure instaurée en 1946 pour la désignation du premier ministre. A plusieurs reprises, le « président du conseil désigné” n’a pas retrouvé, son cabinet une fois constitué, la majorité qu’il avait réunie sur sa personne. La préoccupation des constituants, en l’espèce des communistes, était de limiter la liberté de choix du président de la République : ils méconnaissaient que, quelle que soit l’importance de la personnalité de son chef, le cabinet correspond à une individualité collective, résultant de la savante proportion de ses membres. En fait, dans la façon dont fonctionne actuellement le système, la place du Président de la République ne s’est en rien trouvée diminuée, mais les complications inhérentes à une procédure compliquée ont retardé la solution des crises, au détriment de l’intérêt national. Au mois de juillet notamment, à une heure où il eût été particulièrement important que la France fût représentée autrement que par des intérimaires, elle elle est restée de ce fait plusieurs semaines sans gouvernement. L’instabilité ministérielle reste un des vices essentiels, non seulement du régime actuel, mais de tous les régimes parlementaires essayés en France. Il faut craindre qu’il ne s’agisse là d’un trait profond de notre caractère politique, contre lequel les réformes constitutionnelles, quelles qu’elles soient, ne pourront pas grand-chose. Disons-nous cependant que rien ne nous fait juger plus sévèrement par l’opinion étrangère. […]
L’équilibre des partis.
Dans la série confuse des événements parlementaires, dans cette forêt que les arbres de l’intrigue quotidienne nous empêchent de voir, une vérité se dégage en ce qui concerne les majorités possibles, à savoir que, dans cette Chambre, il ne peut y avoir de majorité que fondée sur le double appui des socialistes et des M.R.P., avec adjonction de radicaux. Tous les efforts pour constituer une majorité en dehors de cette base se sont révélés vains, et il a fallu, par nécessité, y revenir. Le cabinet Bidault a pu, tant bien que mal, vivre quelques mois avec le simple “soutien” socialiste, mais il ne l’a fait que dans les conditions d’une existence précaire. Puis, quand, les socialistes se retirant sur le Mont Aventin, M. Queuille a tenté de constituer un ministère sans eux, l’expérience a prouvé que, le contre de gravité se trouvant porté trop à droite, l’équilibre était rompu: le leader radical, quelle que fût son autorité personnelle, n’a pu, quoique “président du conseil investi”, faire vivre, même un jour, sa combinaison. L’expérience était si probante que le cabinet Pleven est revenu, par nécessité, au régime antérieur, qui comporte la présence des socialistes dans le ministère. La combinaison est peu solide, nous le savons, mais il n’y en a pas d’autre, depuis que les communistes ont été exclus, en 1947, de la participation au gouvernement.
Les bases de la majorité sont donc redevenues en 1950 ce qu’elles étaient avant le cabinet Bidault, l’équilibre parlementaire résultant d’une double résistance, aux communistes sur la Gauche, au R.P.F. sur sur la Droite, en vue d’un programme élémentaire mais indispensable : faire vivre la nation. Ce programme consiste à maintenir cohérentes les diverses fonctions de l’Etat : préserver l’ordre, lever l’impôt, organiser une force armée, représenter la France au dehors. L’association d’hommes aussi différents que les S.F.I.O. et les M.R.P. ne se fait donc que sur des nécessités urgentes, faute de quoi la vie du pays cesse d’être assurée. Pareille union est largement négative, mais aucune autre n’est actuellement possible.
Pourquoi? Parce que la nécessité de vivre et de survivre est la plus immédiate et qu’on ne pourrait, sans risquer la mort, la négliger ou l’ignorer. Là est la raison profonde de ce groupement, qu’on a quelquefois appelé la troisième force. Pareil groupement est délicat, donc précaire, et surtout parce que les associés sont aussi différents que possible les uns des autres. La seule chose qu’ils aient vraiment en commun, C’est qu’ils ne sont ni révolutionnaires, ni réactionnaires (encore même y aurait- il quelques réserves à faire!). Hors de cela, chacun d’eux a ses principes, ses méthodes, son tempérament, son vocabulaire, d’autant plus que les uns et les autres vivent dans le passé autant que dans le présent et beaucoup plus que dans l’avenir. Leurs passions sont encore largement celles de la IIIe République. Je disais qu’ils ne vivent pas dans l’avenir? Ce n’est pas tout à fait vrai, dès l’instant que, dans l’avenir et même dans un avenir prochain, se place la réélection des députés sortants. Rien de nouveau dans cette observation me dira-t-on ! Il faut faire remarquer que le personnel parlementaire du régime précédent, fortement enraciné dans ses circonscriptions, possédait d’assez sérieuses garanties de réélection. Celui de la IVe République, fréquemment sans liens avec l’électeur, se sent désemparé devant la menace de néant que signifierait pour lui l’échec électoral. De là un ensemble de préoccupations qui, depuis longtemps déjà, domine toute la vie parlementaire. […]
En raison de ces oppositions de fond entre des partis sur lesquels il faut cependant asseoir la majorité, il ne faut pas s’étonner qu’on recoure, pour la présidence du conseil, à des personnalités n’appartenant ni à la S.FI.O., ni au M.R.P.: le président Queuille par exemple, ou, cette année, le président Pleven. La IIIe République avait déjà fourni nombre d’exemples analogues de groupes, relativement peu nombreux mais de haute qualité et bénéficiant d’une position stratégique, fournissant une proportion presque paradoxale de ministres.
Le mal fondamental vient du fait qu’aux deux extrémités de l’hémicycle le régime ne bénéficie plus d’une acceptation vraiment complète, d’un loyalisme semblable à celui que tous les Anglais éprouvent à l’égard de la couronne. A gauche, les communistes ne se cachent pas de vouloir renverser le régime, au besoin par la violence, sons se soucier au fond de l’opinion. A droite, dans le pays plus il est vrai qu’à la Chambre, un pourcentage important de voix resteraient disposées à renverser la République, sous sa forme actuelle, si l’occasion s’en présentait. Le souvenir de Vichy devrait, à cet égard, demeurer dans la mémoire de chacun : d’un mouvement instinctif ,toute une droite antirépublicaine, en grande partie latente, s’est précipitée vers le maréchal. Il est probable que les éléments de cette droite existent encore, sans qu’il soit aisé de dire où on peut les repérer.
Nous avons raisonné jusqu’ici comme si la France était une sorte d’île heureuse, ou relativement telle, indépendante du dehors et n’ayant pas à se préoccuper de ce qui se passe au delà de ses frontières : l’attitude des représentants de la nation, jusqu’à la crise de Corée, et même quelque peu plus tard, pourrait nous le laisser croire. Mais, si nous ne nous occupons pas des autres, les autres risquent de s’occuper de nous, de sorte qu’à partir de l’automne 1950, guère avant, la politique extérieure a tendu à devenir un facteur important, sinon encore primordial, de notre politique intérieure. Avec quelque peine, et au milieu de multiples contradictions une politique nationale, fondée sur une majorité qu’on peut en somme qualifier de nationale, finit par se dégager, devançant en l’espèce l’opinion plutôt qu’elle ne se sent poussée par elle.
Voilà sans doute la nouveauté la plus intéressante d’une année qui, parlementairement, ressemble beaucoup aux précédentes. Après la Libération, la France avait vécu dans la quiétude de la paix retrouvée et qu’on estimait assurée pour longtemps. C’était une illusion, qu’une crise qui met le pays en face de l’abime est en train de détruire.
André Siegfried « Introduction à l’année politique 1950 » in L’année politique 1950, Paris, 1951, éditions du Grand Siècle, extraits de l’introduction.