À l’occasion des soixante-dix ans de la nomination de Pierre Mendès France à la tête du gouvernement français en juin 1954, Clio-Texte a décidé de mettre en  ligne plusieurs textes qui permettent d’aborder la personnalité, les idées et le parcours politique de cette figure marquante de la République au siècle passé.

Le texte présenté est constitué de larges extraits du discours d’investiture prononcé le 3 juin 1953 à la tribune de l’Assemblée nationale par Pierre Mendès France. Nous avons sélectionné des passages qui nous semblent  illustrer le mieux les idées politiques majeures de son auteur.

Quelques jours plus tôt,  il avait été désigné par le Président de la quatrième République Vincent Auriol pour remplacer le chef du gouvernement René Mayer, renversé par l’Assemblée nationale. Une crise ministérielle de plus parmi toutes celles qui ont jalonné la quatrième République au cours de sa courte histoire.

L’homme qui monte à la tribune le 3 juin  1953, Pierre Mendès France [1907-1982], est une personnalité politique un peu à part. C’est  un homme jeune de 46 ans mais expérimenté. Membre de l’aile gauche du parti radical, Mendès France a été le plus jeune député de France en 1932, puis le maire de Louviers en 1935. Membre du deuxième cabinet de Léon Blum en mars 1938, il est emprisonné et jugé à Clermont-Ferrand pour trahison par le gouvernement de Vichy. Après son évasion en juin 1941, il a rejoint de Gaulle à Londres et fut ministre de l’économie à la Libération, pendant quelques mois.

Député radical sous la quatrième République, il  reste à l’écart des combinaisons politiques qui lui auraient permis d’obtenir un portefeuille ministériel. Mais celui qu’on surnomme parfois le « Cassandre de la République » fait entendre de temps à autre sa voix pour se livrer à une critique, sévère mais toujours très argumentée, des gouvernements successifs qui peinent à tracer une ligne d’action claire et cohérente.

Le discours du 3  juin 1953 reprend donc, dans une large mesure, un diagnostic maintes fois répété. La nouveauté, c’est que cette fois, Cassandre est dans « l’antichambre » du pouvoir, même si l’intéressé ne croit guère en ses chances.

Nous résumerons le programme proposé par Mendès France autour de trois idées-force :

  • La conviction que « gouverner, c’est choisir » , imposée par  la dure réalité « de moyens limités » , puisque nous sommes  huit  ans après la fin de la guerre… Concrètement, Mendès France  propose, comme il le fait depuis 1950, un règlement négocié de la guerre d’Indochine pour libérer les finances publiques d’un lourd  « fardeau » et réorienter ainsi  les ressources financières vers le « productif, du moins utile au plus utile ».
  • Un programme économique et social qui donne la priorité à  la modernisation de l’économie, aux investissements et à la croissance de la production de richesses, leviers efficaces d’un progrès social véritable et durable, l’orateur s’interdisant  « de faire aux travailleurs des promesses qu’ [ il] ne  pourrait pas tenir ».
  • Un discours-programme qui prône l’action, la réforme et l’effort collectif, sans cacher les difficultés ; un discours-programme réaliste  qui fait en somme  plus  appel à la raison et à l’intelligence  qu’à l’émotion.

En juin 1953, Pierre Mendès France manqua de peu l’investiture qui lui aurait permis de gouverner, obtenant 301 voix alors que la majorité parlementaire nécessaire était fixée à 314 voix. Mais cet échec ne fut pas inutile. Un an plus tard et un mois et demi  après le désastre de Diên Biên Phu, Mendès France  prenait la tête du gouvernement de la France  pour 7 mois et 18 jours…


Mesdames, Messieurs, la répétition des crises politiques n’est que le signe du mal profond dont souffre le pays.

[…]

Quelles responsabilités pèsent donc sur nous si – comme mon patriotisme en a la foi et comme ma raison en a la certitude – il est en notre pouvoir d’arrêter le pays sur la pente fatale et d’opérer le redressement que le monde entier attend, dont le monde entier et la paix ont besoin, et de restituer à la France sa prospérité, son rang et les moyens d’accomplir sa mission !

Si l’enjeu ne peut plus être ignoré, si l’urgence de l’action est devenue évidente, l’incertitude subsiste dans les esprits sur la nature de l’action à entreprendre. Comme on l’a observé, des majorités de composition différente se dégagent sur chacune des grandes questions ; parfois même, il n’y a de majorité que pour repousser toute solution positive.

Or, c’est ma conviction que les principaux problèmes français doivent être considérés comme un tout, que leur solution est une. […] La cause fondamentale des maux qui accablent le pays, c’est la multiplicité et le poids des tâches qu’il entend assumer à la fois : reconstruction, modernisation et équi­pement, développement des pays d’outre-mer, amélioration du niveau de vie et réformes sociales, exportations, guerre en Indochine, grande et puissante armée en Europe, etc. Or, l’événement a confirmé ce que la réflexion permettait de prévoir : on ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix.

Choisir, cela ne veut pas dire forcément éliminer ceci ou cela, mais réduire ici et parfois augmenter ; en d’autres termes, fixer des rangs de priorité.

Certes, il faut accroître dans la mesure du possible la masse des biens produits, de manière à pouvoir accomplir davantage, faire face effectivement à plus de demandes que celles que nous parvenons à satisfaire actuellement. Ce sera un objectif primordial de mon programme, et j’y reviendrai longuement.

Mais, en attendant, ne disposant que de moyens limités, nous devons soigneusement veiller à les affecter aux objets essentiels, à éliminer ce qui est moins important au profit de ce qui l’est davantage. Dans tous les domaines, nous aurons à transférer l’effort de l’improductif au productif, du moins utile au plus utile. Ce sera la règle d’or de notre redressement, règle universelle valable pour les activités privées comme pour le secteur public. […]

Sans nous dissimuler que le désarmement général – que nous ne désespérons pas de voir se réaliser – ouvrira seul les voies aux grands progrès économiques et sociaux, nous plaçant sur le terrain des réalités immédiates, il nous faut, à l’instar de nos alliés, et pour ne pas sacrifier tout progrès économique et tout progrès social, comprimer nos dépenses militaires en les comprimant et en les aménageant.(Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et sur divers bancs au centre.) […]

Mesdames, Messieurs, la France consacre aujourd’hui une fraction considérable de ses ressources militaires en hommes, en matériels et en crédits. C’est autant qui est retiré à l’Europe et c’est là un choix que nous avons fait, peut-être involontairement. Mais est-ce le bon ? Beaucoup de patriotes s’interrogent qui redoutent qu’un jour la force militaire allemande, une fois de plus, surclasse la nôtre.

Chacun reconnaît qu’il est devenu impérieux d’alléger le fardeau que nous impose la continuation de la guerre d’Indochine. L’une des tâches du représentant de la France aux Bermudes sera de rappeler à nos Alliés qu’elle fait peser sur nos épaules des charges écrasantes et qu’elle ronge les forces vives de la Nation. Compte tenu de l’évolution générale des événements d’Asie, il leur soumettra un plan précis en vue de résoudre ce douloureux conflit. Je vous rendrai compte aussitôt après des positions qui auront été prises par mon gouvernement.

L’Assemblée comprendra, j’en suis sûr, que, dans la position où je me trouve et à l’heure où nous sommes, il serait de ma part d’une coupable légèreté de donner plus de précisions sur la question de l’Indochine.(Applaudissements sur divers bancs.)

J’en ai ainsi terminé avec l’étude de la compression des charges publiques et des problèmes si importants qui y sont liés.

Il me faut maintenant considérer le secteur privé, et cela dans la même perspective, avec le même souci de promouvoir la productivité dans l’ensemble de notre pays. Là encore nous constatons beaucoup de mauvaises utilisations des ressources nationales, beaucoup de gaspillages. […]

La réforme fiscale associée à une politique sélective du crédit fournira les moyens d’une action visant le double objectif de la justice et de la productivité. […]

Il n’y a pas de remise en ordre valable sans remise au travail, pas d’équilibre concevable sans expansion. Il est assurément singulier qu’à l’heure actuelle, en même temps que couve et menace l’inflation, dont il faut nous défendre, l’activité se soit ralentie dans de larges secteurs de notre économie.

[…]

Je m’interdis de faire aux travailleurs des promesses que je ne pourrai pas tenir. Si notre production demeurait au niveau actuel, une plus équitable répartition des revenus serait le seul moyen d’améliorer leur sort. Le spectacle d’inégalités criantes nous fait un devoir d’y recourir ; mais, ce que ces corrections de répartition peuvent donner est forcément très insuffisant lorsque l’on évoque les besoins.

Il faut donc accroître la masse des biens à répartir. Le sous-emploi des ressources et de la main-d’œuvre est un défi à la raison et un défi à la souffrance humaine. […]

La rigueur financière est donc la condition de l’expansion économique.(Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur divers bancs au centre et à l’extrême droite.)

Elle l’est aussi bien d’une politique sociale efficace. […]

La promesse du plein emploi figure dans notre Constitution. Et ce serait pour moi une cause de fierté si, au cours de mon passage au pouvoir, je pouvais contribuer à en faire une réalité.

Pour ranimer l’économie, pour atteindre le plein emploi, nous aurons principalement recours à deux moyens : le développement des exportations, d’une part, celui de la construction, d’autre part. […]

En dehors de ces deux grands stimulants, dont l’un servira l’indépendance nationale, dont l’autre servira la paix sociale, nous réserverons aux investissements productifs – ceux des particuliers comme ceux de l’État – une place importante. L’investissement n’est pas seulement la condition nécessaire du développement de la production, il est le gage de l’avenir de la France qui ne saurait piétiner sans déchoir, tandis que ses concurrents et ses rivaux marchent à pas de géant.

Au premier rang des investissements nécessaires, je place ceux de l’agriculture, car c’est la vocation d’un pays comme la France d’être une grande Nation agricole et une grande Nation exportatrice des produits de la terre. Est-il admissible que la balance de notre commerce extérieur alimentaire soit déficitaire, alors que les possibilités de notre sol sont si grandes ? Ce fut l’une de nos erreurs d’après-guerre de n’avoir pas fait un effort suffisant pour moderniser, pour équiper un secteur cependant capital de notre économie.(Applaudissements à gauche, au centre, et sur de nombreux bancs à droite et à l’extrême droite.) […]

L’équipement de l’industrie est essentiel, lui aussi. La mise en œuvre de la Communauté de l’Acier et du Charbon rend certains investissements obligatoires. Si nous ne voulons pas voir nos produits trop chers éliminés du marché commun, il serait criminel de poursuivre l’intégration économique de l’Europe sans nous mettre en état de soutenir la concurrence de nos voisins. (Applaudissements sur quelques bancs à gauche et à l’extrême droite.) […]

Mesdames, Messieurs, je viens de décrire à grands traits les objectifs que nous devons poursuivre. Leur réalisation nécessite des moyens, et ces moyens, vous seuls pouvez les accorder aux hommes que vous en jugerez dignes.

Je ne me dissimule pas, et je ne vous dissimule pas la difficulté de réaliser des réformes. Ce n’est pas un hasard si, dans l’histoire, les réformes ont toujours été si difficiles que d’aucuns estiment qu’il faut une révolution pour y parvenir. Ce n’est pas mon sentiment. Un pays démocratique où la majorité doit avoir la prépondérance peut réaliser pacifiquement et dans l’ordre ce qui est dans l’intérêt du plus grand nombre, dans l’intérêt de la Nation. […]

Aucun pays, aussi glorieuse que soit son histoire, ne peut fonder son autorité sur le respect qu’inspire son passé.(« Très bien ! Très bien! » à gauche.)  Les sacrifices acceptés ou les batailles gagnées autrefois sont pour nous un exemple mais ne peuvent pas être la monnaie de notre diplomatie.(Applaudissements à gauche et sur quelques bancs au centre et à l’extrême droite.)

Même si nos Alliés ont le tact de ne pas nous le rappeler, nous devons savoir qu’aussi longtemps que la France devra compter sur une aide extérieure pour faire face à ses échéances, aussi long­temps que son armée sera équipée aux deux tiers par des dons, aussi longtemps qu’elle mènera une guerre dont le coût financier est payé par moitié par une puissance amie, aussi longtemps que prévaudront ces conditions – qu’aucun de nous n’accepterait dans sa vie privée ou professionnelle(« Très bien ! Très bien !» à gauche),la France ne sera pas en mesure d’apporter sa pleine con­tribution à l’équilibre international.(Vifs applaudissements à gauche, au centre, à l’extrême droite et sur quelques bancs à droite.)[…]

La solidarité morale, la communauté d’idéal, la reconnaissance que nous conservons à l’égard de ceux qui ont combattu pour notre Libération et en particulier, des Etats-Unis, ne doivent plus être entachés d’une dépendance à laquelle il est de l’intérêt de mettre fin.(Applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite.)

La politique étrangère de la France, c’est donc d’abord son redressement intérieur. C’est ensuite la recherche de solutions communes avec les autres Nations d’Europe, qui ont à faire face aux mêmes difficultés. […]

La construction de l’Europe sera, nous le savons, une tâche longue et difficile. Mais dès maintenant, ni la France ni l’Europe n’ont rien à craindre d’une large négociation internationale. […]

La France doit limiter ses objectifs, mais les atteindre ; fixer sa politique, peut-être moins ambitieuse que certains le désireraient, mais s’y tenir. Notre but ne doit pas être de donner l’illusion de la grandeur, mais de refaire une Nation dont la parole soit entendue et respectée.(Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et au centre et sur quelques bancs à droite et à l’extrême droite.)

Mesdames, Messieurs, mes explications ont été longues. C’était inévitable. Ma mission était de décrire une situation, d’établir un diagnostic, de tracer un programme. […]

Je vous ai montré la voie ardue – la seule, j’en suis sûr – qui mène au sommet, et je vous ai dit les grands horizons qu’on y trouve.

D’aucuns assureront qu’il y a, pour s’y rendre, d’autres sentiers, ombragés et faciles ; en d’autres termes que, dans mon programme, on peut laisser de côté ce qui est dur pour ne retenir que ce qui est agréable. Ils ne font confiance ni au bon sens, ni à l’énergie, ni au courage de la Nation. Ce sont des pessimistes.

Parler le langage de la vérité, c’est le propre des véritables optimistes, et je suis optimiste, moi qui pense que ce pays accepte la vérité, qu’il est prêt à prendre la résolution inflexible de guérir, et qu’alors il guérira.

Mais comment le ferait-il si nous-mêmes nous ne faisons pas notre devoir, tout notre devoir ? Et c’est bien pourquoi il me faut votre collaboration complète et durable.

Cette collaboration entre Parlement et gouvernement exclut que, de part et d’autre, on finasse, on dissimule. Je n’ai pas rusé avec la difficulté, ni fardé ce que je crois être la vérité. Réciproque­ment, j’ai le droit de vous demander autre chose qu’une demi-adhésion ou une demi-décision. La politique que j’ai décrite constitue un bloc. En accepter une partie, en refuser une autre c’est rendre le tout inefficace, c’est rendre inutile la part de discipline et d’effort à laquelle on consent. Il vaut mieux repousser le tout dès aujourd’hui, ouvertement, que de se contenter, une fois encore, d’une tentative partielle et, par conséquent, inutile et démoralisante.(Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur divers bancs au centre.)

Votre vote de ce soir doit avoir une signification claire. […]

L’Assemblée est juge sans appel de l’action gouvernementale ; mais un gouvernement ne saurait remplir sa mission s’il est assailli journellement dans cette enceinte, si ses membres et son chef sont contraints de consacrer leurs efforts et leur temps à d’innombrables discussions trop souvent stériles. […]

Mesdames, Messieurs, permettez-moi d’exprimer ici un sentiment personnel. Depuis que je m’intéresse à la vie publique, trois hommes ont laissé une place ineffaçable dans ma pensée. Tout jeune, j’admirais en Raymond Poincaré l’homme d’État, digne de la France qu’il gouvernait. Député, j’étais appelé par Léon Blum à faire partie de son second ministère ; une vague d’enthousiasme populaire exaltait sa générosité et son intelligence. Et cinq ans plus tard, c’est le général de Gaulle, symbole de la continuité française et animateur de la Résistance, qui, ordonnant ma mutation, m’appelait auprès de lui, au gouvernement d’Alger.

Pourquoi suis-je amené à associer, à cette heure émouvante pour moi, les noms de ces hommes si différents ? C’est sans doute parce que, sous le signe de l’amour de la patrie, leur exemple signifiait le dévouement au bien public el le sens de l’État.(Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême droite et sur de nombreux bancs au centre et à droite.)

Pensons à cette jeunesse anxieuse dont le destin est le véritable enjeu de nos débats, à ce pays inquiet qui nous observe et qui nous juge. Travaillons ensemble à lui rendre la foi, les forces, la vigueur qui assureront son redressement et sa rénovation.

Soyez assurés qu’une fois guéri, loin de vous reprocher votre rigueur et votre courage, il vous sera reconnaissant de l’avoir éclairé et de lui avoir montré le chemin de son salut,(Vifs applaudissements prolongés à gauche, sur de très nombreux bancs au centre et à l’extrême droite et sur divers bancs à droite.)

Source : le discours de Pierre Mendès France est consultable entre autres sur le site de l’Assemblée nationale ICI