L’insulte de l’adversaire est une réalité aussi  vieille que  la politique et l’insulte animalière y occupe une place de choix : cochon, chien, âne, cafard et autres noms d’oiseau constituent en quelque sorte un bestiaire pittoresque de la vie politique à travers les âges. Quoi de mieux, en réalité,  qu’un nom d’animal pour dévaluer un adversaire?

Le régime soviétique et la guerre froide n’ont pas échappé au phénomène mais en innovant dans  le vocabulaire, avec la « vipère lubrique » et  le » rat visqueux ».  La « vipère lubrique » est apparue au moment des grands procès de Moscou entre 1936 et 1938 ; elle désignait principalement l’ennemi trotskiste et équivalait, pour celui à qui elle était adressée, à une condamnation à mort, à plus ou moins brève échéance.

Le « rat visqueux » est une insulte qui a été proférée lors du fameux procès Kravchenko en 1949 contre celui qui avait osé « choisir la liberté ». C’est le thème du petit billet d’humeur que nous présentons ici.

Celui-ci  est issu de la « Vie catholique illustré »hebdomadaire fondé en  1945 sur le modèle de ceux qui existaient dans les années 30, richement illustrés de reportages-photos, s’adressant à un large public populaire et familial. L’article est signé du pseudonyme de Gros-Jean et traite avec humour et ironie l’apparition de cette nouvelle insulte animalière, dans un procès dont le fond, très politique, n’avait échappé à personne, en ce début de guerre froide.


REMONTRANCES

RAT VISQUEUX !…
L’avantage de suivre le procès Kravchenko-Lettres Françaises, c’est qu’on y enrichit son vocabulaire d’injures. Il faut reconnaître que, sur ce point, la langue française, nuancée, délicate et subtile, n’a pas la richesse d’invectives que semble posséder le russe.
Un des témoins du procès a traité Kravchenko de rat visqueux !… Cette expression m’enchante. Et depuis quelques jours, je ne cesse de la jeter, à haute voix, à mi-voix ou in petto, à la tête de tous les casse-pieds qui viennent compliquer mon existence. « Tais-toi, rat visqueux… Tu m’embêtes, rat visqueux… Va te coucher, rat-visqueux… » Ça produit toujours son petit effet.
Le vocabulaire soviétique, produit d’une civilisation nouvelle  — la plus progressiste du monde, comme chacun sait — a décidément le génie de l’engueulade sonore et imprévue. Il avait déjà qualifié les trotskistes de « vipères lubriques ». Après la vipère lubrique, voici le rat visqueux, dont la caractéristique est d’avoir « choisi la liberté ». On frémit à la pensée du monstre que donnerait un croisement d’espèces entre la vipère lubrique et le rat visqueux.
Cette expression aura la fortune qu’elle mérite. Et j’attends le jour où elle ponctuera, d’un point final, les discussions professionnelles entre chauffeurs de taxis, lorsque le répertoire des injures courantes aura été épuisé. « Chauffeur du dimanche ! » — « Ballot !… » — « Fumier de lapin !… » — « Petite tête d’hareng frisé !… » — « Va donc, hé, rat visqueux !… »
L’invective a pourtant son inconvénient. Lorsque, dans un échange de tendresses, le fiancé appellera sa promise « mon petit rat », il risque de la voir se courroucer et lui dire, d’un ton aigre-doux : « Dis donc, est-ce que tu me prends pour un rat visqueux ? »
C’est pourquoi, toutes réflexions faites, à nos temps d’injures politiques et totalitaires, je préfère l’époque où, même sur le champ de bataille, on disait à l’adversaire, en se découvrant : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers… »
Pour parler poliment, ça avait tout de même une autre… figure.
GROS-JEAN
La vie catholique illustrée, 13 mars 1949, page 5