Le 30 janvier 1948, Mohandas Karamchand Gandhi est assassiné par un fanatique hindou, Nathuram Godse, qui le considérait comme responsable de la partition de l’Inde et de l’affaiblissement des hindous face aux musulmans. Ses funérailles sont suivies par plus de deux millions d’Indiens et il est, depuis cette date,  célébré comme le Père de la Nation indienne. Le 2 octobre, jour du Gandhi Jayanti est un jour férié. Pourtant, au départ, rien ne le prédestinait à avoir  un destin le rattachant de manière irrémédiable à l’histoire de l’Inde et à devenir un modèle d’action.

Né à Porbandar (Gujarat) le  dans la caste intermédiaire des vaishyas (marchands), Gandhi est un élève moyen et de nature timide et sensible. Marié à l’âge de 13 ans, il poursuit ses études et part faire des études de droit en Angleterre en 1888, malgré l’opposition de sa caste qui le condamne pour cette initiative. Une fois admis au barreau, il rentre en Inde en 1891.

Après un premier incident le confrontant au racisme colonial, Gandhi accepte un contrat d’un an au plus dans la colonie du Cap en Afrique du Sud en 1893, y voyant là l’opportunité d’acquérir l’ expérience qui lui  manque.

C’est dans ce contexte que, quelques jours après son arrivée, fin mai ou début juin 1893, éclate l’incident décisif du train à la gare de Pietermaritzburg, point de départ selon Gandhi de sa prise de conscience politique qu’il raconte dans son autobiographie rédigée et publiée en 1929.

 


 

J’ai quitté donc Durban, sept ou huit jours après y être arrivé. On me retint une place en première classe. L’usage était de payer un supplément de cinq shillings si l’on désirait des couvertures. Abdoulla Sheth voulait absolument que je m’en fisse réserver ; mais, par entêtement d’amour-propre, et dans l’idée d’économiser cinq shillings, je refusai. Abdoulla Sheth m’avertit cependant : « écoutez », me dit-il, « nous ne sommes pas aux Indes, ici. Dieu merci, ce ne sont pas les moyens qui nous manquent. Je vous en prie, n’allez vous priver de rien dont vous ayez besoin, le cas échéant ». Je le remerciai et le suppliai de ne pas avoir de crainte.

Le train arriva à Maritzburg, capitale du Natal, sur le coup de neuf heures du soir. C’était dans cette gare que l’on fournissait habituellement les couvertures. Un agent des chemins de fer vint me demander si j’en désirais. « Non », répondis-je, « j’ai ce qu’il me faut ». Il s’en alla. Un voyageur lui succéda, qui me toisa de haut en bas. Il dit que j’étais un « homme de couleur », et cela le bouleversa. Il sortit et revint avec un ou deux employés. Ils ne dirent rien. Mais un autre employé s’approcha de moi et me dit : « suivez-moi ; votre place est dans le fourgon. »

–Mais j’ai un billet de première classe.

–N’importe, répliqua l’homme. Je vous dis que votre place est dans le fourgon.

–Et moi je vous dis qu’à Durban on m’a laissé monter dans ce compartiment ; rien ne m’en fera bouger.

–Moi je vous dis que si, reprit l’employé. Sortez de ce compartiment, si vous ne voulez pas que j’appelle la police pour vous en tirer de force.

–Et bien, appeler la police. Je refuse de sortir de mon plein gré.

Survint l’agent de police. Il me prit par la main et m’expulsa. On enleva aussi mes bagages. Je refusais de monter dans un autre compartiment, et le train partit sans moi. J’allais m’asseoir dans la salle d’attente, gardant ma mallette avec moi et laissant le reste de mes bagages sur place. Les agents de la compagnie s’en étaient occupés.

C’était l’hiver, et l’hiver est terriblement froid dans les régions élevées de l’Afrique du Sud. Marie est à haute altitude ; le froid mordait. Mon pardessus était resté avec mes bagages, mais je n’osais pas le réclamer, de peur de me faire insulter de nouveau. Je restai donc assis, à grelotter. La salle d’attente n’était pas éclairée. Un voyageur entra vers minuit, et peut-être aurait-il voulu lier conversation ; mais je n’étais pas d’humeur bavarde.

Ou était le devoir pour moi ? songeais-je. Fallait-il lutter pour défendre mes droits ? Retourner dans mon pays ? Poursuivre ma route jusqu’à Pretoria en ignorant les affronts, puis rentrer aux Indes, le procès terminé ? Repartir précipitamment pour l’Inde sans m’acquitter de mes obligations, ce serait lâcheté. Le traitement injuste que l’on m’infligeait n’était que superficiel ; pur symptôme du malaise profond qu’entretenait le préjugé racial. Il fallait essayer, si possible, d’extirper le mal, quitte à souffrir l’injustice en cours de route. Et ne se poser en redresseur de torts que dans la mesure où ce serait nécessaire à la suppression du préjugé racial.

Je décidais donc de prendre le premier train qui se présenterait pour Pretoria.

Le lendemain matin, j’envoyais un long télégramme au Directeur général de la Compagnie, en même temps que j’informais Abdoulla Sheth de l’incident. Abdoulla Sheth alla aussitôt voir le directeur général. Celui-ci donna raison à l’attitude de ses employés, mais fit savoir qu’il avait déjà envoyé toutes instructions au chef de gare pour veiller à ce que mon voyage s’acheva sans autre incident. Abdoulla Sheth alerta par télégramme les marchands indiens de Maritzburg et divers amis en d’autres lieux, leur demandant de venir me voir au passage et de s’occuper de moi. Les marchands vinrent me voir à la gare et essayèrent de me consoler en me racontant leurs propres infortunes et en m’expliquant que ce qui m’était arrivé était chose fort courante. Il me dit aussi que les Indiens qui voyageaient en première ou en seconde classe, devaient s’attendre à voir les employés de chemin de fer les voyageurs blancs leur créer des ennuis. La journée se passa pour moi à écouter le récit de ces malheurs. […]

Gandhi Autobiographie ou mes expériences de vérité, New Delhi, Prakash Books, 2009, extrait du chapitre VIII « En route pour Prétoria « ,  page 142–144

 

 

« Passive resistance in the Transvaal,. The steam Roller v. The Elephant (The elephant sat tight; the steam Roller explored) » – Caricature de Gandhi publiée dans le Sunday Times, fin 1906. Source : Gandhi in cartoons, Ahmedabad, Navjivan Publishing House, 2011 pour la 2nde édition, p. 17