Les Trois Discours sur la condition des Grands ont été publiés en 1670, huit ans après la mort de Blaise Pascal, en étant associés à d’autres traités, d’abord sous le titre de De l’éducation du Prince. Pierre Nicole les a ensuite adjoints aux Essais de morale.

Les Discours seraient une « retranscription » des paroles du philosophe clermontois prononcées devant « un enfant de grande condition, et dont l’esprit qui était extrêmement avancé, était déjà capable des vérités les plus fortes (Pierre Nicole, « Préface à l’édition originale », Trois Discours sur la condition des Grands, Mille-et-une nuits, n°551, p.10) ».

Dans l’extrait proposé ici, l’auteur « inconnu » des Discours se propose, ni plus ni moins, de démythifier les origines des richesses et du pouvoir des Grands de ce monde.


« Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image. Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur Roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de Roi.
Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce Roi que ce peuple cherchait, et que ce Royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée: l’une par laquelle il agissait en Roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en place où il était: il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait Roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui: et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un Duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’où ces mariages dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur a plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les Pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens ».

Blaise Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands, 1670, extrait