« L’entreprise de collectivisation du pays, pour premiers dividendes, donna de nombreux morts. Les journaux ne soufflaient mot de l’horrible famine qui ravageait la Russie du Sud et de l’Asie Centrale, mais cela n’empêchait nullement que tout le monde en fût informé. Nous baptisions « rumeurs antisoviétiques » des bruits que nous savions au fond de nous – mêmes parfaitement exacts.
Malgré les mesures énergiques prises par la police pour que les victimes de la famine ne quittent pas les campagnes, Dniepropetrovsk fut bientôt envahi par des hordes de paysans affamés. Beaucoup d’entre eux, n’ayant même plus la force de mendier, hantaient passivement les abords des gares. Les enfants de ces malheureux n’étaient plus que des petis squelettes au ventre gonflé… Jadis, amis et parents de la campagne envoyaient des colis de vivres aux gens des villes; maintenant, c’était l’inverse qui aurait dû se produire, mais nos rations alimentaires de citadins étaient déjà si restreintes et si irrégulièrement distribuées que nous n’osions guère nous en priver.
La famine se trouva coïncider avec l’achèvement triomphal, en quatre ans seulement, du premier Piatiletka (1), ce qui permit à la Presse de publier sans arrêt des articles hyperboliques à la louange de « nos réussites ». Cette propagande assourdissante, néamoins, ne parvenait pas à étouffer complètement les gémissements des mourants et, pour quelques uns d’entre nous, le tapage incessant que l’on faisait autour de la nouvelle « vie heureuse » était plus effrayant encore que la famine elle-même. »
(1)Plan Quinquennal

Victor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Éditions Self, Paris 1947, PP159-160

 


« C’est alors, en novembre 1936, tandis que la vague de sang déferlait sur le pays entier , que la Presse et la Radio, au milieu des hurlements d’angoisse qui retentissaient de toutes parts, annoncèrent officiellement l’adoption de la nouvelle Constitution, « la plus démocratique du monde »…
L’hystérie collective de la peur en était arrivée à un tel degré que tout membre du Parti avait pris l’habitude de se coucher tout habillé, « à tout hasard …». En ce qui me concerne, j’avais préparé, comme tout le monde ou presque, une petite valise contenant un peu de linge et de vêtements pour le cas où l’on me jetterait en prison (…) La plupart de mes anciens camarades de l’Institut avaient été révoqués et privés de leur emploi d’ingénieur; c’était le cas de Bereztkoï, de Katz, de Richter et d’une foule d’autres. Chaque jour, des charettes à bestiaux, verrouillées et scellées de l’extérieur, venaient décharger leur bétail humain dans la ville. La qualité de ce bétail s’était d’ailleurs améliorée avec le temps : quatre ans plus tôt, il se composait uniquement de paysans; maintenant, au contraire, il ne comprenait que des membres du Parti, des fonctionnaires du Gouvernement, des militaires et des techniciens. »

V. Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Éditions Self, Paris 1947, PP 295-296


« Tout le monde savait aussi qu’on profitait des opérations de mobilisation pour supprimer ceux qui manquaient de confiance dans le régime soviétique. Les dossiers du NKVD avaient été minutieusement explorés et les bureaux de recrutement de chaque quartier avaient en mains des listes de suspects. Ceux dont on voulait se débarasser étaient promptement mobilisés et on les expédiait aussitôt – presque sans instruction – dans les secteurs les plus dangereux du front. C’était une espèce de purge qui n’en avait pas l’air.
Rien ne saurait donner une idée de la terreur qui sévissait alors dans toute la Russie. C’était comme une guerre intérieure qu’on aurait mené parallèlement à la guerre extérieure et l’on pouvait y voir une des manifestations de la méfiance profonde que les gens du Kremlin, tremblants de peur, éprouvaient à l’égard du peuple russe. Cette méfiance se manifesta d’une autre manière encore : du jour au lendemain, la plupart des slogans « socialistes » dont on nous avait tant rebattu les oreilles depuis vingt-quatre ans que nous souffrions, disparurent comme par enchantement. Après avoir cherché, pendant un quart de siècle, à nous convertirà à la doctrine communiste, le Gouvernement y renonçait soudain à l’heure du danger et n’hésitait pas à recourir aux appels traditionnels au patriotisme, à l’amour du sol natal et même à la religion. On ne nous invitait pas à défendre la terre d’élection du « socialisme », mais le sol russe, la patrie slave et le Dieu orthodoxe! »

V. Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Éditions Self, Paris 1947, PP 479