Dès 1914, la question du sort des peuples agite la gauche européenne et des débats intenses opposent les marxistes européens entre eux. Vladimir Ilich Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine [1870-1924], prend ouvertement position en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-même, en particulier de l’Ukraine.

Dans les deux extraits qui suivent, il aborde le cas  de l’Ukraine. Le premier extrait provient d’une analyse intitulée Du droit des nations à disposer d’elle-même, publiée à l’origine en juin 1914, peu de temps avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Par ce texte, Lénine répond avant tout à Rosa Luxembourg et à son article polonais intitulée « la question nationale et l’autonomie », publié en 1908, dans lequel elle remettait en question ce droit.

Par la suite, Lénine précise à de nombreuses reprises sa position comme dans cet extrait issu de la Pravda, journal des travailleurs créé à Saint Petersbourg, le 22 avril 1912.


 

Extrait n° 1 : extrait du Droit des nations à disposer d’elles-même, juin 1914

La constitution d’un État national autonome et indépendant reste pour le moment, en Russie, le privilège de la seule nation grand-russe. Nous, prolétaires grands-russes, ne défendons de privilèges d’aucune sorte […] Nous marchons vers notre objectif de classe par toutes les voies possibles. Mais on ne peut marcher vers cet objectif sans  combattre tout nationalisme et sans défendre l’égalité des diverses nations. L’Ukraine par exemple est-elle appelée à constituer un État indépendant ? Cela dépend de mille facteurs imprévisibles. Et sans nous perdre en vaines conjectures, nous nous en tenons fermement à ce qui est incontestable : le droit de l’Ukraine à constituer un tel État. Nous respectons ce droit ; nous ne soutenons pas les privilèges du Grand-Russe par rapport aux Ukrainiens ; nous éduquons les masses dans l’esprit de la reconnaissance de ce droit, dans l’esprit de la répudiation des privilèges d’État de quelque nation que ce soit. Dans les perturbations que connurent tous les pays à l’époque des révolutions bourgeoises, les collisions et la lutte pour le droit d’exister en tant qu’État national sont possibles et vraisemblables. Nous, prolétaires, nous nous déclarons par avance les adversaires des privilèges des Grands-Russes, et c’est dans ce sens que nous orientons toute notre propagande et notre agitation.

Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-même, juin 1914.

Ce texte a connu plusieurs éditions françaises notamment aux éditions Sociales.


Extrait n° 2 : extrait du journal « la Pravda », juin 1917

La faillite de la politique du nouveau Gouvernement provisoire, gouvernement de coalition, ressort avec un relief de plus en plus accentué. L’«Acte universel» sur l’organisation de l’Ukraine promulgué par la Rada [1] centrale d’Ukraine et adopté le 11 juin 1917 par le Congrès des délégués des unités militaires d’Ukraine, constitue une dénonciation directe de cette politique et la preuve tangible de sa faillite.

«Sans se séparer du reste de la Russie, sans rompre avec l’État russe, est-il proclamé dans cet acte, le peuple ukrainien doit avoir sur son territoire le droit de disposer lui-même de sa propre vie… Toutes les lois visant à établir l’ordre ici, en Ukraine, ne peuvent être promulguées que par notre assemblée ukrainienne ; quant aux lois qui établiront l’ordre sur toute l’étendue de l’Etat russe, elles doivent être l’œuvre d’un parlement de toute la Russie

Paroles d’une clarté parfaite. Elles disent avec une précision absolue que le peuple ukrainien ne veut pas actuellement se séparer de la Russie. Il réclame l’autonomie, sans nier le moins du monde la nécessité et l’autorité supérieure d’un «parlement de toute la Russie». Pas un démocrate, pour ne rien dire d’un socialiste, n’osera contester l’entière légitimité des revendications ukrainiennes. Pas un démocrate, de même, ne peut nier le droit de l’Ukraine à se séparer librement de la Russie : c’est précisément la reconnaissance sans réserve de ce droit, et elle seule, qui permet de mener campagne en faveur de la libre union des Ukrainiens et des Grands-Russes, de l’union volontaire des deux peuples en un seul Etat. Seule la reconnaissance sans réserve de ce droit peut rompre effectivement, à jamais et complètement, avec le maudit passé tsariste qui a tout fait pour rendre étrangers les uns aux autres des peuples si proches par leur langue, leur territoire, leur caractère et leur histoire. Le tsarisme maudit faisait des Grands-Russes les bourreaux du peuple ukrainien, entretenant systématiquement chez ce dernier la haine de ceux qui allaient jusqu’à empêcher les enfants ukrainiens de parler leur langue maternelle et de faire leurs études dans cette langue.

La démocratie révolutionnaire de la Russie doit, si elle veut être vraiment révolutionnaire, si elle veut être une vraie démocratie, rompre avec ce passé, reconquérir pour elle-même et pour les ouvriers et les paysans de Russie la confiance fraternelle des ouvriers et des paysans d’Ukraine. On ne peut pas y arriver sans reconnaître dans leur intégrité les droits de l’Ukraine, y compris le droit de libre séparation.

Nous ne sommes pas partisans des petits États. Nous sommes pour l’union la plus étroite des ouvriers de tous les pays contre les capitalistes, les « leurs » et ceux de tous les pays en général. C’est justement pour que cette union soit une union librement consentie que l’ouvrier russe, ne se fiant pas une minute, en rien, ni à la bourgeoisie russe, ni à la bourgeoisie ukrainienne, est actuellement partisan du droit de séparation des Ukrainiens, ne voulant pas imposer à ceux-ci son amitié, mais gagner la leur en les traitant comme des égaux, comme des alliés, comme des frères dans la lutte pour le socialisme.

Lénine, La «Pravda» n°82, 28 (15) juin 1917, cité dans : Lénine, Œuvres, tome 25, Paris-Moscou, extrait pp. 90-92

[1] Note : la Rada désigne la Rada centrale d’Ukraine, organisation nationaliste et contre-révolutionnaire. Elle fut créée en avril 1917, à Kiev lors d’un Congrès national. Elle s’appuyait essentiellement, sur la bourgeoisie urbaine et rurale, les koulaks, ainsi qu’une partie des intellectuels.

 

Pour aller plus loin :

Revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° thématique « Nation, nationalités et nationalismes en Europe de 1850 à 1920« , année 1996  41-42 , extrait pp. 52-53 disponible ICI