L’archipel du Goulag, si bien décrit par Soljenisyne, a été l’univers concentrationnaire où pendant des décennies, ont vécu, souffert et souvent péri des millions de soviétiques de tous les horizons sociaux et de toutes les contrées de l’immense Union des Républiques Socialistes et Soviétiques.
Le texte de Iouri Tchirkov que nous présentons ici a ceci d’original d’avoir été écrit par un adolescent déporté au goulag à l’âge de 15 ans. Iouri Tchirkov a été condamné en 1935 à 3 ans de camp mais sa détention (et exil intérieur) fut ensuite prolongée jusqu’en 1956, quand la déstalinisation khroutchtévienne lui permit de revenir à Moscou et d´être réhabilité.
Iouri Tchirkov a publié ses mémoires à Moscou en 1989, à la faveur de la Perestroïka inaugurée par Mikhaël Gorbatchev, qui permit une véritable libération de la parole sur les réalités et les crimes du stalinisme. Le récit autobiographique de Iouri Tchirkov a été publié en français en 2009 sous le titre « C’était ainsi… » aux éditions des Syrtes. Les mémoires commencent au moment où le jeune Iouri est arrêté en mai 1935 par la police politique soviétique, le NKVD, c’est-à-dire au moment où son destin rejoint celui de millions et de millions de compatriotes soumis à l’arbitraire stalinien : c’est l’extrait que nous reproduisons ci-dessous.
Iouri Tcherkov est un jeune homme étonnant : doté d’aptitudes intellectuelles supérieures, sa soif d’apprendre, de savoir et de comprendre est ardente et il trouve au Goulag, en particulier dans le camp des Solovski un environnement humain et intellectuel qui lui permet de poursuivre sa formation. Et c’est sans doute ce qui lui permit de survivre aux conditions extrêmes du Goulag et d’y conserver son humanité.
Dans l’extrait choisi, nous retrouvons les étapes courantes qui vous conduisent au camp : l’arrestation pour des motifs surréalistes, les longues heures d’interrogatoire, les passages par la prison, les semaines de déportation en train jusqu’à l’arrivée dans une des îles de l’Archipel du Goulag, pour un temps indéterminé. Mais cela, les prisonniers ne le savent pas encore …
Le soleil levant répandait une lueur rosée sur les eaux immobiles de la baie. Une pellicule de brouillard s’étalait sur la berge. Les tours et les murailles du Kremlin des Solovki, surmontés de clochers blancs tous brillants au soleil, paraissaient flotter dans les airs. Cette vision se reflétait dans le miroir de la baie de la Félicité, antichambre du sinistre camp-prison où nous fûmes conduits, ce 1er septembre 1935, à bord d’un petit bateau baptisé Travailleur de choc qui, jadis, avait appartenu au monastère.
Que se passait-il dans cette île mystérieuse ? Pendant le transfert, on m’avait raconté qu’aux Solovki on trouvait des gens extraordinaires et des criminels triés sur le volet : espions, bandits, contrebandiers, membres du Parti industriel et bien d’autres << débris de l’Empire russe ».
Comment allais-je vivre ici trois ans, plus de mille jours ? Quel serait mon travail ? Aurais-je droit aux livres ? Pourrais-je continuer mes études pour passer mon baccalauréat ? Quels << masques de fer >> allais-je rencontrer ?
L’attente de sensations inédites, une curiosité d’enfant, évinçait les autres sentiments. Du haut de mes quinze ans, je voyais les choses de façon bien moins pessimiste que mes compagnons adultes qui, totalement abartus, s’attroupaient à bord du Travailleur de choc. Pourtant, depuis mon arrestation, le 5 mai 1935, j’avais vu tellement de choses terribles, répugnantes, et avais vécu tellement d’angoisses qu’il y avait de quoi remplir une vie entière.
Mon arrestation, qui avait eu lieu après mon retour de l’école, avait tout d’un enlèvement pur et simple. J’avais été attiré par ruse à la Loubianka(1) , à la suite d’une dénociation. Toute la nuit, mes parents avaient cherché leur fils dans les morgues de Moscou. Mon premier interrogatoire avait duré jusqu’à trois heures du matin. Les chefs d’accusation étaient proprement fantastiques : tentative de dynamitage de ponts, préparation de l’assassinat de Kossior le secrétaire du Comité central d’Ukraine (fusillé trois ans plus tard comme ennemi du peuple), et même organisation d’un attentat contre Staline. Il y avait aussi les nuits à la Loubianka dans une cellule où l’on était réveillé par des cris atroces (un détenu rêvait qu’on allait le fusiller). Et la cellule numéro 68 des Boutyrki(2), absolument bondée, où l’on avait entassé cent cinquante ou cent soixante détenus à la place des vingt-quatre prévus. Il n’y avait aucune place non seulement sur les châlits, mais même par terre. Et ce slogan écrit (et récrit) par des détenus sur le mur d’une prison de transit: « Toi qui entres, ne t’afflige pas! Toi qui sors, ne te réjouis pas ! » Et enfin, après un mois de supplice dans des wagons à bestiaux et des prisons de transit, les terribles Solovki où il se passait de telles choses que même la Ligue des nations avait voulu intervenir. Malgré tout, j’avais gardé mon optimisme et regardais le monde avec une curiosité toujours aussi vive.
Ma première journée aux Solovki(3) avait bien commencé. On nous conduisit du port jusqu’au centre de transit sans chiens. Nous pouvions quitter la route et marcher sur l’herbe. Il faisait bon. On avait du mal à croire que le cercle polaire était tout près.
Le baraquement du centre de transit, où tous les nouveaux arrivants devaient rester un certain temps en quarantaine, était grand, avec des châlits sur trois niveaux. Notre convoi s’installa en bas, je fus le seul à grimper au troisième étage. Je m’allongeai après bas, avoir étalé mon manteau sur les planches. Ce fut le silence. Les gens s’endormirent, épuisés par une nuit blanche sur le bateau. […]
Iouri Tchirkov, C’était ainsi… Un adolescent au goulag, Editions des Syrtes, 2009, pour la traduction française, extrait p.23-25
Notes :
(1) : siège du NKVD à Moscou, situé sur la place Loubianka
(2) : Les Boutyrki sont une prison à Moscou
(3) : Les îles Solovski sur la mer Blanche abritent un des premiers camps du Goulag installé dans un ancien monastère orthodoxe. Ouvert au début des années 20, le camp est démantelé en 1937-38.