Géographe, anarchiste et communard, Elisée Reclus (1830-1905) a laissé une oeuvre considérable qui a marqué la géographie française. On lui doit en particulier une Nouvelle géographie universelle composée de 19 volumes illustrés parus entre 1876 et 1894.
Dans les dernières années de sa vie, il entreprend la rédaction de L’Homme et la Terre, publié après sa mort entre 1905 et 1908 sous le contrôle de son neveu Paul Reclus. Défini par son auteur comme un ouvrage de géographie sociale, L’Homme et la Terre est une sorte de fresque de l’histoire de l’Humanité dans ses rapports avec la Terre. Dans les deux derniers tomes, le 5 et le 6, Elisée Reclus aborde le monde contemporain, y compris les questions politiques et géopolitiques.(1)
Les 3 extraits choisis sont issus des deux derniers tomes. Ils montrent que sans employer le concept de mondialisation bien entendu, ni aborder la question sous le rapport de la notion géographique d’échelle, Elisée Reclus a bien perçu le phénomène. Les 3 extraits permettent d’aborder la mondialisation avant 1914 sous trois angles :
- l’extension mondiale du capital et la constitution progressive d’un marché planétaire, qu’en tant que libertaire, il juge négativement car reposant sur la domination et l’exploitation.
- La mise en place de réseaux de communication planétaire (ici, l’Union postale universelle), jugée positivement car fruit d’une association volontaire et rapprochant pacifiquement les êtres humains.
- L’essor de nouvelles puissances industrielles, en particulier les Etats-Unis, susceptibles de menacer, à plus ou moins brève échéance, la suprématie britannique.
NB : les titres des extraits sont des ajouts.
(1) : les informations données sont issues de l’article de Béatrice Giblin publié par la revue Hérodote en 2005 dont vous pouvez consulter l’intégralité Ici
Extrait nº1 : un capitalisme sans frontières
Le théâtre s’élargit, puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque État particulier sont également celles qui se combattent par toute la Terre. En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs; de même, sur le plus grand marché du monde, le capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés.
Elisée Reclus, L´Homme et la Terre, tome 5, 1905-1908, p.287
Extrait nº2 : Le rapprochement des hommes
N’est-ce pas déjà un fait d’importance capitale dans l’histoire que presque toutes les nations policées de la Terre se soient associées en “Union postale Universelle” pour le transport, à travers les continents et les mers, des lettres et documents écrits, des imprimés et papiers d’affaires aussi bien que des échantillons de commerce, enfin pour le paiement de petites sommes d’argent, el cela pour un prix minime, déterminé d’avance suivant un tarif uniforme? Depuis l’année 1875, le service fonctionne d’une manière irréprochable sans que les divers Etats aient à s’en occuper autrement que pour fournir à l’entreprise universelle le matériel nécessaire aux expéditions et pour toucher la part des recettes qui leur revient d’après les comptes généraux. Chaque année, quelque nouvelle facilité, quelque réduction de taxe est consentie aux intéressés, chaque année l’Union postale embrasse quelque nouveau pays dans sa ligue qui comprend déjà plus d’un milliard d’hommes, et le mouvement prodigieux de ses affaires s’accroît dans des proportions imprévues. Pour cette immense toile d’araignée étendant ses fils en réseaux sur toute la surface terrestre, on a choisi comme centre la ville de Berne, humble capitale qui ne porte ombrage ni aux Londres, ni aux Paris, ni aux Chicago.
Et depuis la réussite de cette belle œuvre mondiale, beaucoup d’autres ont été lancées avec le même succès par l’initiative des individus et des groupes auxquels les gouvernements, contraints par la force de l’opinion publique, ont dû fournir des moyens d’exécution. C’est ainsi que les marins de toutes les nations échangent les nouvelles par des signaux compris de tous. C’est ainsi que les contagions, peste ou choléra, sont arrêtées au lieu d’origine, et que l’état du baromètre étant télégraphié d’observatoire en observatoire, on dresse, chaque jour depuis 1863, la carte des pressions atmosphériques, base de toute prévision du temps. Et ce ne sont là que d’insignifiants résultats de l’entente mondiale en comparaison de ceux que tant de philanthropes attendent de l’arbitrage !
Elisée Reclus, et la Terre, tome 5, 1905-1908, p.284-285
Extrait nº3 : une Grande Bretagne bientôt déclassée?
Il y a peu d’années encore, c’était une sorte d’axiome chez les économistes que l’île anglaise devait posséder la primauté industrielle, parce que ses mines de charbon, c’est-à-dire ses forces motrices, l’emportaient de beaucoup sur celles de toute autre contrée ; mais voici que tout est changé ! L’Angleterre ne vient plus en tête des nations pour la production de la houille. Depuis l’année 1899, elle est dépassée par les Etats Unis, qui, déjà en 1903, produisirent 120 millions de tonnes de plus qu’elle, et l’on prévoit qu’un jour ou l’autre l’Allemagne, puis la Chine la distanceront à leur tour comme pays charbonniers, puisque leurs mines sont en moyenne plus faciles à exploiter et que la main-d’œuvre y est moins coûteuse. L’Angleterre avait eu, par les roches de Cornwales, les monopoles miniers du cuivre et de l’étain, depuis longtemps perdus : celui de la houille, bien autrement important dans l’équilibre mondial, lui échappe à son tour. A elle seule, la Grande Bretagne avait la moitié de la production houillère de toute la planète, elle n’en a plus que le quart, avec tendance à constante diminution.
Phénomène bien plus grave encore : si le « pain de l’industrie » diminue, l’industrie est bien autrement atteinte. L’industrie métallurgique de l’Angleterre a subi la même évolution que la production de la houille. La confiance en soi-même provenant d’une longue supériorité a laissé prévaloir dans les procédés anglais une si déplorable routine que, pour désigner une mine à l’outillage insuffisant, aux procédés vieillis, les Westphaliens disent qu’elle est exploitée « à l’anglaise « . Encore en 1875, les usines d’Angleterre fournissaient au monde la moitié de la fonte que l’on employait alors, et les fabricants se répétaient avec complaisance que la prospérité d’un peuple se mesure à la quantité de fer qu’il consomme ; mais voici que cette parole se retourne contre eux, puisqu’ils ont cessé, et de beaucoup, d’être les premiers : en 1885 leur quote-part n’était plus que de 37%, en 1895 de 26%, en 1903 de 19% ; la production de la fonte passant en ces trente années de treize à quarante-six millions de tonnes, la quantité sortie des hauts fourneaux anglais a péniblement augmenté d’un quart et n’atteint pas 9 000 000 de tonnes.
C’est un fait très suggestif que la nation initiatrice de la grande industrie manufacturière dans le continent d’Europe se soit laissé enliser par la routine et soit dépassée maintenant par ses rivales, en génie inventif et en applications savantes des nouveaux procédés industriels. Non seulement elle a été distancée par les Etats-Unis, qu’elle peut, à un certain point de vue, considérer comme appartenant à son type spécial de civilisation, mais on est étonné de voir que les exemples d’audace industrielle soient devenus rares dans la Grande Bretagne et partent surtout d’Allemagne, de France, de Suisse, même d’autres pays moins avancés de l’Europe. […]
Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, Tome 6, 1905-1908, p. 9 -12