L’histoire de Iouri Tcherkov (1919-1988) est exemplaire et étonnante à la fois. Exemplaire, car il partage les destin de millions d’hommes et de femmes soviétiques internés dans les camps de l’archipel du Goulag. Étonnante, car il n’est qu’un frêle adolescent de quinze ans quand, le 5 mai 1935, il est arrêté et accusé d’avoir préparé, entre autres crimes, un attentat contre Staline. Condamné à trois ans de camp, il est déporté en septembre 1935 sur les îles Solovki, situées dans la mer Blanche. Les îles Solovki ont la particularité d’avoir abrité un des tout premiers camps du Goulag, à partir du début des années 1920, et d’avoir compté parmi les prisonniers la fine fleur de l’Intelligensia soviétique.
Iouri Tcherkov, qui survécut à de nombreuses années de camp, a rédigé ses mémoires, à la toute fin de sa vie, dans le contexte favorable de la Perestoika. Publié en russe en 1989, il été traduit et publié en français en 2009, sous le titre C’était ainsi… un adolescent au Goulag, aux éditions des Syrtes. Le texte reproduit ci-dessous appartient à la première partie du livre et relate un épisode de janvier 1936.
L’extrait met en évidence à la fois la dimension surréaliste du Goulag et le véritable gâchis humain que représente ce système concentrationnaire. Adolescent brillant qui a soif d’apprendre, Iouri travaille dans la bibliothèque du camp des Solovki qui ne compte pas moins de 30.000 volumes en diverses langues et quelques milliers de revues et périodiques reliées ! Chargé des prêts aux lecteurs, Iouri est en contact avec des intellectuels et savants de tous horizons, la plupart déportés comme lui pour de mauvaises raisons. Son projet étant de passer son baccalauréat en candidat libre, une fois sa peine purgée, il devient l’élève assidu de maîtres qui sont aussi de véritables savants dans leur domaine respectif.
Iouri Tcherkov survécut et occupa, après la mort de Staline, la chaire de météorologie et de climatologie de l’université de Moscou. Quant à ses maîtres du Goulag, beaucoup furent fusillés en 1937, lors de la Grande Terreur…
Un rayon de lumière dans le royaume des ténèbres (extraits)
Au bout de trois semaines d’une existence bienheureuse à la bibliothèque, j’avais mis au point mon programme d’études. Il comprenait cinq disciplines. 1, mathématique et physique. 2, allemand. 3, histoire. 4, géographie, 5, littérature. En mathématiques et en physique, je devais terminer le programme du secondaire pour octobre 1937. Je voulais parler couramment l’allemand et lire les classiques (dont Schiller, Goethe). Cet objectif devait être atteint à la fin de l’année 1936. J’allais étudier l’histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge, d’après les œuvres de Mommsen, Friedrich Christoph Schlosser, Vipper, Charles Bémont et Gabriel Monod. Quant à l’histoire de la Russie, je comptais l’apprendre en travaillant les textes de Soloviev et de Pokrovski dans une optique comparatiste. Les principales œuvres des penseurs des XIXè et XXè siècles m’initieraient à l’histoire de la pensée sociale depuis les décembristes jusqu’à nos jours. Je me constituerais un fichier des événements de l’histoire mondiale (je mis au point le modèle de fiche). Le programme de géographie physique et économique devait être acquis pour la fin de 1936. En littérature, il me suffirait de lire de grandes œuvres russes et étrangères, et de noter mes commentaires sur un registre que je tiendrais pendant tout mon séjour aux Solovki. Mon plan comportait des sous- rubriques pour chacune des disciplines, avec la mention du temps imparti au travail sur les documents et les sources.
Par la suite, durant l’année 1937, je comptais assimiler le calcul différentiel et intégral, approfondir mes connaissances en physique. Apprendre le français. Commencer à étudier l’anglais. M’initier à la politique et à l’économie, notamment étudier les constitutions des pays bourgeois.
Je demandai à mes collègues ce qu’ils pensaient de mon plan grandiose. Ils m’écoutèrent parler, regardèrent les rubriques présentées sous forme de fiches et demeurèrent silencieux. Grigori Porfirievitch tritura sa barbiche. Wangenheim se lissait la sienne, sans dire un mot lui non plus. A la fin, Kazarinov me demanda combien d’années je comptais rester au camp des Solovki. Je répondis que j’en avais encore pour vingt-sept mois.
¬ Et combien de temps comptez-vous dormir par nuit ?
¬ Six ou sept.Ils déclarèrent tous, comme un seul homme, que mon plan était absolument irréalisable. Wangenheim1 dit d’un air indigné :
¬ La planimétrie, avant le 31 janvier. Cela veut dire que vous ferez tout le programme de planimétrie en vingt jours ?
Kotliarevski demanda:
– Qui seront les professeurs ? Je répondis dans un souffle que, pour les mathématiques et la physique, je sollicitais l’aide du professeur Wangenheim, pour la géographie, les compétences du professeur Kazarinov et, pour l’histoire, c’était à lui-même que je m’adressais. Fin diplomate, Kotliarevski fit remarquer qu’Olga Petrovna connaissait bien les langues, mais qu’il ne fallait pas la déranger et qu’il faudrait donc trouver un Allemand. Il y en avait beaucoup aux Solovki.-J’espère que les camarades professeurs seront d’accord ? demanda -t-il.
Les professeurs étaient d’accord, mais Wangenheim dit qu’il ne permettrait pas d’avancer au galop. J’étais aux anges.
[…]
Depuis ce jour, nous suivîmes mon calendrier, au grand plaisir des maîtres et de l’élève.Qui donc allait m’enseigner l’allemand? Je posai la question à plusieurs de nos lecteurs, sans succès. Ceux qui travaillaient etaient si épuisés le soir qu’ils ne pouvaient même pas y songer. Les gardiens, disponibles dans la journée, ne savaient pas enseigner. Il n’y avait aucun manuel de langue à la bibliothèque. À la fin, je m’adressai à Kappes, un prêtre catholique de la république autonome des Allemands de la Volga. C’était un grand lecteur et il me témoignait de la sympathie. Après avoir écouté mes doléances, il réfléchit et dit qu’il connaissait un professeur extraordinaire qui, à part le russe et l’allemand, maîtrisait l’italien, l’espagnol et l’anglais ainsi que des langues anciennes, le latin, le grec et l’hébreu. Il allait transmettre ma requête, mais n’était pas certain de la réponse.
Ma curiosité était en éveil. Le surlendemain, Kappes passa à la bibliothèque et me dit d’un air mystérieux : il a accepté de vous parler. Il viendra à huit heures du soir, de ma part. J’eus du mal à tenir jusqu’à la fin de la journée. À partir de six heures, je me mis à scruter chaque visiteur inconnu. À l’instant même où la vieille horloge du monastère sonnait huit heures, je vis entrer un homme de petite taille, maigre, avec des lunettes étroites à la monture en fer. Il ressemblait au chancelier Brüning. Une tête toute blanche aux cheveux coupés court, un manteau noir. Il tenait sa chapka entre ses mains. Je compris immédiatement que c’était LUI. Il s’approcha, me salua et dit: « Alois Nikolaevitch appes m’a demandé de vous parler ».
Nous descendîmes au jardin, Il faisait froid, tout était calme. Il interrogea sur mes motivations. Je dis que je voulais apprendre plusieurs langues et souhaitais commencer par l’allemand que j’avais étudié à l’école, que j’aimais les poètes allemands et désirais les lire dans l’original, surtout Faust de Goethe. […]Pour finir, il me demanda : « Quel est votre principe dans la vie? J’avais tellement réfléchi à cette question les dernières semaines que je répondis sans hésiter : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. » Nous fîmes quelques pas en silence, puis il dit : Nous commencerons à travailler dès dimanche. Après-demain, à cinq heures je viendrai à la bibliothèque. Prévenez votre directeur. Je m’appelle Piotr Ivanovitch Weigel, je travaille au combinat de pêche, à la confection de filets et j’habite sur place. Au revoir. » […]
Iouri Tchirkov, C’était ainsi… Un adolescent au Goulag, Éditions des Syrtes, 2009, extraits pages 89-92
Traduit du russe par Luba Jurgenson.
1 : Alexei Wangenheim est le fondateur de l’institut météorologique de l’URSS. Arrêté et déporté aux Solovski en 1934, il est fusillé en 1937. Son destin tragique est raconté dans le roman d’Olivier Rolin, le météorologue.