La grande  famine ravageant l’Ukraine a été révélée par le journaliste et aventurier Gareth Jones à son retour d’URSS, à la fin du mois de mars 1933. Un certain nombre de quotidiens français avait alors relayé l’information.

Le texte que nous reproduisons ici est un article de presse d’une autre ampleur puisque c’est la première fois qu’un quotidien français accorde une telle place à la famine en Ukraine  et avec autant de détails. Le Matin est, dans l’entre-deux-guerres,  un grand quotidien dont la ligne éditoriale est clairement située à  droite. L’article est signé par la journaliste et conférencière Suzanne Bertillon (elle est la nièce du célèbre criminologue). Celle-ci a séjourné en URSS en 1931 et elle ne faisait  pas mystère de son anticommunisme.

L’article du 29 août 1933 est  donc le premier consacré avec autant de précisions  par un quotidien français  à la famine en Ukraine, le deuxième étant publié dans le numéro du lendemain. Celui-ci se présente pour l’essentiel comme la relation de voyage d’un couple d’Ukrainiens exilés aux États-Unis, « Martha Stebalo et son mari »,  mais qui ont pu effectuer un périple dans leur pays natal en juillet 1933.  Il s’agit donc d’un témoignage de première main  et c’est un peu le point faible de l’article. La journaliste ne nous dit pas dans quelles circonstances elle a recueilli le témoignage ni sur les conditions de sa transcription en langue française.

La lecture de certains passages est presque insoutenable et, si ce qui est raconté n’avait pas été confirmé ensuite par de nombreuses autres sources et par les travaux des historiens, on pourrait légitimement avoir, au premier abord, des doutes sur la véracité de ce témoignage.  L’Humanité  dans son édition  30 août 1933 évoqua l’article du Matin en page 3 . Considérant que ce récit n’était qu’une fable et de la basse propagande anti-soviétique, le journal communiste  ne prit pas la peine d’argumenter un démenti, considérant que « les ouvriers tireront sans peine la conclusion d’un tel article » .  Au même moment, ce fut  évidemment Édouard Herriot, en voyage officiel en URSS, qui se chargea d’apporter  le meilleur démenti en déclarant que ses  premières impressions sur le pays des Soviets étaient « excellentes »

 

 


 

L’EFFROYABLE DÉTRESSE DES POPULATIONS DE L’UKRAINE

 

Des paysans américains d’origine ukrainienne qui, après vingt ans d’absence, viennent par grâce spéciale des dirigeants soviétiques, de faire un séjour d’un mois dans leur pays natal, font un émouvant récit du pitoyable état dans lequel ils onf retrouve leurs villages et leurs faméliques compatriotes.

Où l’on revoit des scènes d’anthropophagie. Cependant, la moisson est belle…

De tous les côtés du monde entier, parviennent des échos alarmants au sujet de la situation en Ukraine soviétique.

La presse officielle de l’U.R.S.S. avoue elle-même qu’il est interdit aux journalistes et aux touristes étrangers de pénétrer en Ukraine sans une autorisation spéciale. Que se passe-t-il de si effrayant dans ce pays qu’on appelait autrefois «le grenier de l’Europe »? C’est ce qu’allaient me révéler deux voyageurs, les deux derniers qui aient quitté l’Ukraine, le 12 août dernier, après y avoir séjourné un mois.

Martha Stebalo et son mari (ce sont les deux voyageurs en question) s’expatrièrent de l’Ukraine, leur pays natal, en 1913, pour aller s’établir aux États-Unis. C’étaient de simples paysans. En 1918, ils adoptèrent la nationalité, américaine, mais continuèrent à entretenir des rapports suivis avec leurs parents restés au pays. Je laisse la parole à Martha Stebalo :
« – Les lettres d’Ukraine étaient rares et de plus en plus pressantes, on nous suppliait d’envoyer, les vivres et de l’argent. Toutes ces demandes reçurent d’ailleurs satisfaction. J’envoyais régulièrement à notre famille des sommes d’argent, en retour nous étions avisés par les autorités soviétiques que ces sommes étaient bien parvenues à leur destinataire.

 Le 1er Juillet 1933, faisant partie d’une croisière de touristes, américains qui voulaient visiter l’U.R.S.S., nous nous embarquâmes à New-York pour l’Europe ; nous voulions revoir notre famille et notre pays. Le 14 juillet nous débarquâmes. À Léningrad et, de là, nous nous dirigeâmes sur Moscou. Nous demandâmes alors la permission d’aller en Ukraine. Nous avons appris que cette autorisation a été refusée à tous les autres touristes, elle nous fut cependant accordée, sans doute parce que nous sommes des paysans sans instruction: Deux jours avant notre retour, il nous, fut du .reste proposé de. diriger un » kolkhoz ».
À Moscou, lorsque des amis connurent notre projet, ils nous avertirent qu’il serait probablement difficile, là-bas, de se procurer des vivres, que nous ferions bien de nous munir de provisions non périssables. Dans un « torgsin (magasin réservé aux étrangers), nous achetâmes 200 livres de farine, dix livres de fromage, quatre livres de harengs, du saucisson et du saumon fumé ; en effet, à Moscou, les habitants sont rationnés, mais ont de quoi manger et on peut se procurer des vivres. En outre, dans nos bagages, nous avions emporté neuf pouds (228 kilos) de vêtements.

Après deux jours de voyage dans un wagon crasseux, nous arrivâmes à Kiev. Nous. trouvâmes la ville, peu changée, mais lorsque nous nous promenâmes dans les quartiers de la périphérie, nous fûmes surpris de l’aspect des gens. La plupart étaient affalés sans bouger, leurs jambes étaient enflées, ils .paraissaient las et malades. D’autres marchaient courbés-en deux, les yeux agrandis et fixes, personne ne parlait. »

Ruines, famine et silence

«  Nous quittâmes Kiev pour les villages des environs où nous avions laissé de la famille. Quelle ne fut pas notre surprise de voir à la place des villages riants et coquets que nous avions autrefois quittés, des ruines lugubres, pas une fleur, des palissades arrachées, des arbres sans feuilles, un silence désespéré, plus de chiens aboyants, plus de basses- cours, une atmosphère de mort.
Comme nous arrivions à notre village natal, le cœur oppressé, nous descendîmes du train. et vîmes venir à nous la population. Les gens paraissaient énormes. «Eh bien pensais-je, on nous a trompés, ces gens sont très gras, donc très bien, nourris », mais, comme ils s’approchaient, nous nous aperçûmes alors que cet embonpoint était dû à l’enflure des membres. Ils étaient, en outre, couverts de plaies suppurantes et dégageaient une odeur effrayante de pourriture à la place de vêtements, ils étaient couverts de guenilles.
Le bruit que des Américains étaient arrivés se répandit. Mon mari demanda à voir sa mère, qu’il n’avait pas vue depuis vingt ans. Hélas! elle n’avait pas échappé au malheur général : elle était comme les autres, enflée et couverte de plaies, et quand elle comprit enfin que nous étions ses enfants, elle joignit les mains et se mit à pleurer sans pouvoir prononcer une parole. J’appris, que depuis plus d’un an elle ne recevait plus l’argent ni les vivres que je lui envoyais, bien que nous fussions avisés du contraire par les autorités soviétiques.

Je demandai alors s’il y avait une épidémie pour que tout le monde fût couvert d’abcès et tellement enflé. Chacun redoutait de me répondre, car on est terriblement espionné, toute délation vérifiée est récompensée d’un peu de nourriture -et que ne ferait-on pas pour recevoir un morceau de pain ! bref, j’appris que, poussé par la faim, afin d’avoir quelque chose dans l’estomac, on mangeait les feuilles des arbres, on grattait les troncs pour manger l’écorce, on essayait de faire avec de la sciure et des mauvaises herbes un agglomérat qu’on mangeait que tout le monde allait mourir et que pourtant les récoltes étaient belles, mais qu’on ne pouvait y toucher car elles étaient gardées par des sentinelles juchées sur des guérites et ayant mission de fusiller tous ceux qui s’approcheraient des champs.
Je quittai ce village maudit pour la campagne de Podolie où vivaient ma mère et mes frères, à Pysarivka. Je trouvai là-bas la même désolation, ma maison vide. Je demandai alors si mes parents avaient déménagé..

– Non, ils sont morts.
– Mais c’est impossible, j’ai encore reçu une lettre, il y a un mois. Ils sont morts, depuis, ils sont morts de faim. Nous allons tous mourir. Dans ce village de huit cents habitants, cent cinquante déjà sont morts depuis le printemps dernier, alors que pendant toute la guerre sept des nôtres seulement ont été tués. Il n’y a eu que des naissances cette année, dont un enfant mort-né. Ah! si seulement on pouvait venir à notre aide!

Mais n’y a-t-il pas une autorité qui vous puissiez faire appel ?
» Personne, Ce sont les autorités elles-mêmes qui sont les plus acharnées à nous détruire. On veut nous faire périr, c’est une famine organisée. La moisson n’a jamais été aussi belle, mais il nous est interdit d’y toucher. Si nous sommes surpris coupant quelques épis c’est la geôle ou la fusillade, et dans la geôle, au bout de trois semaines, on meurt d’inanition. »

Affamés

-J’ouvris alors mes paquets de farine et de harengs, ils se jetèrent dessus. prenant la nourriture à pleines mains, 1’avalant aussi vite que possible. C’était un spectacle effrayant-de voir ces malheureux se gaver de la sorte.

-Arrêtez, leur dis-je; vous allez vous étouffer, vous n’êtes plus habitués à manger autant à la fois,faites cuire la farine.
– Non, non, nous voulons manger. Ah! avoir de la nourriture dans l’estomac Laissez-nous manger. Vous ne savez pas ce que c’est !
 Hélas! deux d’entre eux devaient mourir dans la nuit. Leur estomac n’était plus habitué à digérer.
On m’assura que le seul membre survivant de ma famille était un garçon de 22 ans. Il avait la taille d’un enfant, était couvert de plaie et d’ulcères et se trouvait si faible que c’est à peine s’il pouvait se tenir debout :
– Mais, lui dis-le, ne pourrais- tu travailler, n’engage-t-on personne pour faire la moisson ?
– Je suis trop faible. Il y en a encore quelques-uns qui peuvent travailler ? ceux-là, on les emploie de 3 heures du matin à 11 heures du soir, et, comme salaire, on leur donne un boisseau de grains. Ce sont les plus heureux. Personne en veut de nous, nous ne pouvons faire partie ni des « komsomols ni d’aucune organisation. Nous sommes supposés être les Fils des « Kourkouls » parce que l’Ukraine était riche autrefois.
-Je me fis conduire alors à quelques verstes du village, chez des amis qui vivaient encore. Il était tard quand j’arrivai chez eux et, quand la nuit fut venue, ils me supplièrent de rester chez eux.
Il est trop dangereux de sortir maintenant,, vous risquez d’être assassinés ; pour manger, il n’est pas de crime que les gens ne commettent.
Je ne pus dormir parce qu’à chaque instant les enfants se réveillaient en pleurant. Hliba, hliba. Holodni (1) », criaient-ils en pleurant.
Les parents les faisaient taire, mais, deux minutes après le choeur recommençait. »

Scènes d’horreur

Est-il vrai, demandai-je à leurs parents, que la misère est telle qu’il y ait des cas d’anthropophagie ?
-C’est pourquoi nous n’avons pas voulu que vous sortiez, ce soir.Les gens qui s’aventurent à cette heure risquent d’être assassinés pour servir de pâture à ces Malheureux. Quand les gens meurent, on les enterre sans cercueil. On jette sur leurs cadavres quelques pelletées de terre et la nuit, on va les déterrer.
Les Kripak du village de Tchahiv ont achevé leurs deux enfants et les ont ensuite mangés. Quelques jours après, ayant appris qu’un enfant venait de mourir, ils l’ont déterré..

Dans un village aux environs d’Odessa, une femme de Kiev était allée voir son filleul, un enfant de sept ans. Lorsqu’elle entra dans la maison elle vit les deux parents affalés sur leurs chaises, la regardant d’un air étrange et hébété.
-Où est mon filleul ?
Pas de réponse. Après une longue hésitation, ils la conduisirent vers le garde-manger, et là, dans une terrine, ils lui montrèrent des quartiers de viande salée. « Ah! qui nous viendra en aide, qui nous délivrera. Qu’avons-nous fait pour souffrir de la sorte?”…

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Lorsque, en 1931, je visitai le musée de la révolution, à Stalingrad, je vis là des photographies de la famine de 1921 ; dix ans après, les Soviets consentaient à reconnaître la vérité des faits. Ces photographies représentaient des gens squelettiques et couverts de haillons, tous leurs os ressortaient et trouaient leur peau. Les interprètes m’avouèrent aussi qu’à cette époque on avait mangé de la chair humaine dans la région de Samara.

Suzanne Bertillon, Le Matin, 29 août 1933, extraits pages 1 et 2

(1) Du pain, du pain, nous avons faim.

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Pour aller plus loin

Victimes de l’Holodomor, ville de Kharkiv en Ukraine, photo d’Alexander Wienerberger.
Archives diocésaines de Vienne (Diözesanarchiv Wien)/BA Innitzer

 

La famine en Ukraine a été photographiée notamment par Alexander Wienerberger [1891-1955], ingénieur chimiste originaire d’Autriche qui se trouvait alors en Ukraine pour son travail, et ce, malgré l’interdiction formelle de le faire. Un certain nombre de ses clichés sont disponibles sur le site britannica.com ICI