La monarchie étant abolie, le califat démis de ses pouvoirs, il est devenu important d’entrer en contact proche avec le peuple et d’étudier une fois de plus sa psychologie et ses tendances spirituelles […]
Les points principaux sur lesquels partout les gens veulent être informés sont les suivants : la Conférence de Lausanne et ses résultats ; la souveraineté nationale et le califat, leur position et leurs relations réciproques ; et enfin, le parti politique qu’ils me savent l’intention de créer. […]
Les gens ont raison de faire preuve de curiosité et d’inquiétude au sujet des rapports de la souveraineté nationale et du califat, car tandis que l’Assemblée nationale, par sa résolution du 1er novembre 1922, a proclamé que la forme du gouvernement basé sur la souveraineté personnelle est devenu de l’Histoire depuis le 16 mars 1920, les imams, comme par exemple Shukri, ont commencé à s’agiter, prétendant que : « l’opinion publique du monde musulman est alarmée et perturbée ». Ils disent : « le Califat et le gouvernement sont une seule et même chose ; nul être humain, nulle assemblée n’a le droit d’anéantir les droits et l’autorité du califat ». Ils rêvent de maintenir la Monarchie abolie par l’Assemblée sous la forme du califat, et de placer le calife à la place du sultan.
En fait, un parti réactionnaire publie un pamphlet sous le titre Le Califat islamique et la Grande Assemblée nationale, signé de l’imam Shukri, député de Kara Hissar Sahib […]
Je dois attirer votre attention sur le fait que l’imam Shukri Effendi et les politiciens qui se servent ouvertement de sa personne et de sa signature, ont l’intention de remplacer un souverain nommé « sultan » ou « padicha » par un monarque nommé « calife ». La seule différence, c’est qu’au lieu de parler du souverain de tel ou tel pays ou de telle nation, ils parlent maintenant d’un monarque dont l’autorité s’étend sur trois cent millions d’âmes, appartenant à des nations variées et résidant dans des continents différents, dont l’autorité s’étend sur l’ensemble de l’Islam, devant prendre en charge les affaires de ces peuples musulmans et assurer l’exécution des prescriptions religieuses correspondant le mieux à leurs intérêts terrestres. Il a à défendre les droits de tous les musulmans et à concentrer entre ses mains, avec toute l’autorité nécessaire, les affaires du monde musulman.
Ce souverain appelé calife est supposé devoir rendre la justice pour les trois cent millions de musulmans du globe, sauvegarder les droits de ces gens, empêcher toute atteinte à l’ordre et à la sécurité, et répondre aux attaques que les musulmans pourraient rencontrer de par et d’autres nations […] Au cours des siècles, à l’intérieur et dans les pays étrangers, il y a eu des gens et il y a encore des gens qui profitent de l’ignorance et du fanatisme des nations et tentent de faire usage de la religion comme un outil destiné à les aider dans leurs objectifs politiques et personnels. Le fait que de tels gens existent me contraint à revenir une fois encore sur cette question. Aussi longtemps qu’au sujet des questions religieuses les sentiments et la connaissance de l’humanité ne se sont pas libérées des mythes et purifiées à la lumière de la science véritable, nous trouverons partout des historiens qui jouent une comédie religieuse […]
Si le calife et le califat, comme ils le soutiennent, doit être investi d’un rang qui lui fait embrasser l’ensemble de l’Islam, ne réalisent-ils pas qu’en toute justice un fardeau écrasant pèserait sur la Turquie […] ? Selon leurs déclarations, le calife –monarque aurait droit de juridiction […] sur tous les pays musulmans c’est-à-dire la Chine, l’Inde, l’Afghanistan, la Perse, l’Irak, la Syrie […] le Maroc, le Soudan. On sait bien que cette utopie ne s’est jamais réalisée. […] La nation turque n’est pas en mesure de se charger d’une mission aussi irrationnelle. Pendant des siècles notre nation a été sous l’influence de ces idées erronées. Mais quel en a été le résultat ? Partout, elle a perdu des millions d’hommes. […] Est-ce que la Perse ou l’Afghanistan, qui sont des Etats musulmans, reconnaîtront sans discussion l’autorité du calife ? Le peuvent-ils ? Non et cela se justifie ; car ce serait en contradiction avec l’indépendance de l’Etat et la souveraineté du peuple.
Puis je mets en garde le peuple lui disant : « l’erreur consistant à nous considérer les maîtres du monde doit cesser »Mustafa Kemal ATATÜRK Mémoires Editions Coda, diffusé par les PUF, 2005, texte établi par Jean-Pierre Jackson, extraits pp. 134-13
Mustafa Kemal n’a jamais écrit son autobiographie. Cependant, plusieurs de ses proches ont, de son vivant, publié des textes reprenant les confidences et les souvenirs qu’Ataturk leur avait confiés.
Un autre document a servi de base à la rédaction de ces mémoires le Nutuk, ouvrage reprenant les discours prononcés par Kemal devant la Grande Assemblée nationale de Turquie en 1927, dans lequel il expose son récit de la fondation de la Turquie moderne et ses idées. Le livre reprend une partie des confidences, des souvenirs et des discours du fondateur de la Turquie moderne. Les extraits choisis ici reviennent sur la question de la nature du futur régime turc, les uns tels que l’imam Shukri défendant l’idée d’un traditionnaliste, les autres souhaitant au contraire rompre avec un régime passéiste. L ‘intérêt de cet extrait est de saisir la définition du califat et d’exposer les arguments de Kemal contre ce dernier.