C’est dans le cadre d’une recherche sur les cabinets de la Quatrième République qu’on a trouvé ce document voisinant avec d’autres (F/1a/4707 / Min. de l’Intérieur : adm. gale, objets généraux). Il constitue un exemple des rapports journaliers adressés au Président du Conseil par les services du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage prononcé SDÈKE).
Ce rapport adressé à Edgar Faure le 23 janvier 1956 est censé fournir au chef du gouvernement une synthèse des informations collectées par le renseignement français en Afrique du Nord. Alors qu’on est au début de 1956, l’importance de la question marocaine peut surprendre, comparée à la question algérienne. Dans un contexte de guerre froide, les services français se méfient d’une possibilité de montée du communisme en Afrique du Nord, particulièrement au Maroc où la France craint l’influence des États-Unis qui pourraient soutenir une marche vers l’indépendance et estiment que la politique coloniale de la France nuit aux rapports entre Occident et monde arabe – une information qui nous renvoie aux vues d’ordinaire attribuées à de Gaulle pour les années 1958-1962. En Tunisie, les services français craignent comme au début de la Troisième République, les actions italiennes, ici l’influence du MSI. Au Maroc, les services français s’intéressent de très près à l’action des autorités de la zone espagnole. On note enfin la façon dont tous les militants sont tracés par les services français et, neuf mois avant Suez, les informations circulant sur la livraison d’armes et d’uniformes aux rebelles du Maghreb par l’Égypte. Certaines personnalités restent encore mal nommées ou mal identifiées. C’est le cas d’Amar Ouamrane, responsable de la Wilaya IV, ou de Mohamed Boudiaf, plus tard président algérien, ici nommé par son autre prénom Kheireddine.
On remarquera aussi la surveillance d’Allal el Fassi, qui fut l’objet d’une tentative d’assassinat peu avant le rapport et fiché depuis longtemps en zone espagnole (cf. Yolanda Aixelà-Cabré, « El activismo nacionalista marroquí (1927-1936). Efectos del protectorado español en la historia del Marruecos colonial », Illes I Imperis, 2017: Núm.: 191, 45-168).
Les notes de bas de page sont celles du SDECE mais les quelques éléments entre crochets viennent de Cliotexte.
Présidence du Conseil, le 23 janvier 1956
S. D. E. C. E – Référence : 39/2304
Très secret
Bulletin quotidien
Questions d’Afrique du Nord
Destinataires :
– A.E. Cabinet
– A.E. Dion Gle des Aff. Marocaines et Tunisiennes – Ex. 1.
– A.E. Dion Gle des Aff. Marocaines et Tunisiennes – Ex. 2.
– A.E. Secrétariat général
– INTÉRIEUR – Cabinet – Ex. 1.
– INTÉRIEUR – Cabinet – Ex. 2.
– INTÉRIEUR – DGSN – Cab. Ex. 1.
– INTÉRIEUR – DGSN – Cab. Ex. 2.
– INTÉRIEUR – S.C.I.N.A.
– D.N. – Cabinet
– EMFA/2
– Gouvernement général ALGÉRIE
– Sécurité générale ALGÉRIE
– Haut-Commissariat TUNISIE
– Résidence MAROC
– SGPDN/SIG
– INS/AFN.
Principaux fait signalés
(Bulletin du 23 janvier 1956)
QUESTIONS MAROCAINES
– Au cours d’une réunion tenue au CAIRE et qui comprenait, outre le major égyptien Fathi el DIB, plusieurs responsables importants de la rébellion nord-africaine, il a été décidé qu’en cas de solution du problème marocain, les rebelles du Rif seraient transférés en Algérie.
– La section A.F.N. des Services spéciaux égyptiens a fait confectionner 5.000 uniformes et 5.000 insignes au titre de l’aide aux rebelles.
– Les autorités espagnoles de la zone khalifienne prennent des mesures de sécurité de plus en plus sévères, notamment en ce qui concerne les déplacements de personnes.
QUESTIONS ALGÉRIENNES
Selon un émissaire des rebelles de l’Aurès, qui vient d’arriver à TRIPOLI, les armes récemment adressées par BEN BELLA aux rebelles seraient parvenues à destination dans la proportion de 80%.
QUESTIONS TUNISIENNES
Un délégué du « Mouvement social Italien » doit se rendre en Tunisie pour y créer une filiale du Mouvement et peut-être prendre contact avec Salah ben YOUSSEF.
QUESTIONS DIVERSES
– Le Vice-Président des « American Friends of the Middle East »›, estime être en parfait accord avec le Département d’État sur le fait que la « politique coloniale » de la France en Afrique du Nord constitue l’un des principaux obstacles à la réalisation d’une entente entre l’Occident et le monde arabe.
– Les chefs rebelles Mohamed BEN BELLA et Hachemi TAOUAD, qui représentent les rebelles algériens et marocains au Comité de commandement extérieur nord-africain dirigé par la section A.F.N. des Services spéciaux égyptiens, ont eu le 15 janvier, à la demande du frère de l’émir Abd el KRIM, M’Hamed el KHATTABI, une entrevue avec ce dernier.
Au cours de l’entrevue, qui a été très cordiale, BEN BELLA et Hachemi TAOUAD ont exposé les raisons d’ordre politique qui les ont obligés à rompre leurs relations avec l’émir sur l’ordre des Égyptiens.
Le 16 janvier, le major Fathi el DIB, Chef-Adjoint de la Section A.F.N. des services spéciaux égyptiens, a réuni Mohamed Ben Bella, Kheireddine Boudiaf1, deuxième chef du Front de libération nationale (F.L.N.) Action, et l’Algérien « EL MANSSI » arrivé le 15 janvier au CAIRE où il est considéré comme un important représentant en France du mouvement des rebelles algériens.
EL MANSSI a fait un apport détaillé sur la situation en Algérie. Il doit rentrer en France avant la fin de janvier.
Un Marocain non identifié a également pris part à cette réunion où il a été décidé que, en cas de solution du problème marocain, tous les rebelles du RIF seraient transférés en Algérie.
Mohammed BEN BELLA a reçu de la section A.F.N. des Services spéciaux égyptiens une somme de 10.000 livres égyptiennes (10 millions de francs) au titre de l’aide aux rebelles et il a fait confectionner 5.000 uniformes ainsi que 5.000 insignes2 destinés aux rebelles du RIF et d’Algérie.
Il devait quitter le LE CAIRE pour la Libye vers le 22 janvier, ainsi que Kheireddine BOUDIAF, qui se rendra au Maroc espagnol.
L’ESPAGNE ET LA QUESTION MAROCAINE
On trouvera ci-après deux informations sur le point de vue espagnol au sujet du Maroc.
I/ Selon les milieux de l’ambassade d’Espagne à ROME, MADRID a parfaitement compris le rôle joué par l’Égypte dans les affaires d’’Afrique du Nord ; la. détérioration actuelle des relations entre MADRID et LE CAIRE n’a pas d’autre cause.
Le Gouvernement Espagnol, qui a. manifesté sa. bonne volonté en demandant au Sultan de ne pas faire le voyage de MADRID, ne peut cependant suivre le Gouvernement français lorsque celui-ci veut « brûler les étapes ». Le gouvernement français aurait le plein appui de MADRID s’il s’en tenait pour l’instant à la notion d’interdépendance.
Le Maroc n’est pas mûr pour une évolution politique rapide et L’URSS seule pourra. profiter l’état d’anarchie qui est susceptible de s’y instaurer. L’Espagne ne peut se permettre de jouer le rôle d’« État tampon » entre deux puissances, la France et le Maroc, dont l’évolution politique risque d’être la source de constantes menaces.
II/ – Dans les milieux proches de l’ambassade de Syrie à MADRID, où l’on considérait il a quelques semaines que les Espagnols étaient pris de court par la rapidité de l’initiative française au Maroc, on estimait que l’intervention des Soviets au Moyen-Orient et leur rapprochement avec l’Égypte donnaient, aux yeux des Espagnols, un air de vraisemblance à l’argument de propagande de certains milieux français selon lequel le nationalisme marche de pair avec le communisme : d’où la crainte espagnole de voir le communisme prendre pied en Afrique du Nord par le biais du nationalisme, d’où également le raidissement de MADRID vis-à-vis des États Arabes, et le rapprochement esquissé par l’Espagne en direction de la France.
Les milieux syriens de MADRID estimaient en conséquence nécessaire que les États Arabes fassent un geste pour apaiser les craintes de l’Espagne en la matière.
ENQUÊTE D’UN JOURNAL AMÉRICAIN SUR LE MAROC
– Mr. Armstrong HAMILTON, éditeur de la revue trimestrielle américaine « FOREIGN AFFAIRS », a demandé en décembre dernier à Mr. Ahmed BALAFREDJ, Secrétaire Général de l’Istiqlal, de lui fournir des éléments pour la rédaction d’un article sur les espoirs et les craintes du peuple marocain, ainsi que sur le programme d’action du nouveau Gouvernement.
Il estime que Mr. BALAFREDJ est particulièrement qualifié pour faire cette analyse de la situation présente et de ses développements possibles.
Il demande que cette analyse porte sur les points suivants :
– Comment un système démocratique peut-il être développé dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle ?
– Comment l’organisation féodale du passé peut-elle être modifiée et graduellement éliminée ?
– Quel temps faudra-t-il pour instruire des cadres capables d’assumer les responsabilités politiques et économiques du Maroc moderne ?
– Quelle sera l’attitude des leaders religieux de l’Islam face aux essais de libéralisation et de modernisation du système politique et social ?Comment ces problèmes seront-ils résolus ?
– Quels succès sont-ils (sic) espérés des efforts des leaders arabes modérés pour développer un caractère national sain et une indépendance nationale réelle, et éviter les dangers de programmes pan-arabes trop hâtifs ?
– Y-a-t-il un risque quelconque que le « Sectionalisme » (sic3) qui divise certains musulmans, joue un rôle dans un Maroc indépendant ou que les différences « sectionnelles » existant entre certains pays musulmans affectent leurs relations avec le Maroc ?
– Que pensera le public américain des répercussions de ces évènements marocains sur les relations entre les U. S.A. et le Maroc ?
– Cela modifiera-t-il l’attitude des Marocains face aux dangers d’une expansion communiste et, plus spécifiquement, existe-t-il une pression quelconque contre le maintien des bases américaines, destinées à lutter contre cette menace communiste ?
Mr. HAMILTON estime que les opinions de Mr. BALAFREDJ peuvent avoir une influence très grande et très utile aux U.S.A. Il a proposé la somme de 100 dollars pour un article de 4.000 à 4.500 mots et espère pouvoir le recevoir début février et le publier au printemps.
II/ – 18 janvier
– A TARGUIST, des Marocains ont assailli, à partir de 13 heures des « avants-postes » et des « établissements » de TARGUIST au sud-ouest de VILLA SANJURJO.
La troupe a ouvert le feu, et le calme était revenu à 14h. 5.
III/- 19 janvier
– Les commerçants indigènes de divers centres (NADOR, TETOUAN, etc.) procèdent à une manifestation concertée de fermeture des magasins, d’une durée non limitée.
Cette manifestation, ordonnée par les partis politiques, constitue une protestation contre les incidents du Souk des BENU BOUIACH, incidents qui ont fait des victimes4 et contre le traitement réservé aux « réfugiés politiques ».
MESURES DE SÉCURITÉ EN ZONE ESPAGNOLE DU MAROC
Certains véhicules de transport en commun seront escortés jusqu’à nouvel avis par des policiers armés. C’est ainsi que le car assurant le service entre TARGUIST et VILLA SANJURJO sera convoyé par des « Moghaznis » de protection.
– Les usagers des véhicules de transport doivent à partir du 17 janvier, être titulaires de pièces d’identité en règle. Les « Interventors » sont chargés d’assurer l’exécution de cette mesure.
– Ordre a été donné aux forces supplétives assurant le contrôle routier d’ouvrir le feu sur les véhicules qui ne respecteraient pas les injonctions de s‘arrêter.
DÉCLARATIONS D’ALLAL EL FASSI A BEYROUTH
– Après son arrivée le 17 janvier à BEYROUTH, Allal el FASSl a déclaré en privé le 18 janvier qu’il gagnerait dans trois ou quatre jours les autres capitales arabes pour « informer les gouvernements amis et requérir leur aide ».
Il a ajouté qu’il n’avait pas l’intention de rentrer au Maroc avant les négociations et il a donné à ce sujet les précisions suivantes :
– les négociations franco-marocaines vont s’engager dans un climat assez favorable. Si elles aboutissent cependant à un échec ou à une solution inacceptable, nous poursuivons la lutte jusqu’au bout.
L’insurrection continue d’ailleurs au Maroc et en Algérie.
– les Américains vont négocier avec le gouvernement marocain au sujet de la location, pour 7 ans, des bases aériennes qu’ils ont établies au Maroc. En cas de conclusion d’un accord, les Américains ne pourront que soutenir activement la. cause marocaine.
Allal el FASSI a fait d’autre part des déclarations relativement modérées à la presse, mais il a condamné formellement les Conventions franco-tunisiennes, qu’il considère comme un acte de trahison à l’égard de la Tunisie et de la cause de l’indépendance de l’Afrique du Nord5.
LA LIGUE ARABE ET LES PARTISANS DE SALAH BEN YOUSSEF
– On sait que le leader extrémiste dissident Hassine TRIKI avait rejoint Salah ben YOUSSEF à TUNIS au début du mois de novembre 1955 et que la Ligue arabe avait formulé des objections aux demandes de fonds qu’il avait présentées lors de son départ du CAIRE où il a laissé sa famille6.
Avant même que Hassine TRIKI revint le 18 janvier dans la capitale égyptienne7auprès de sa fille malade, la Ligue arabe a refusé le 14 janvier de lui rembourser la somme de 50 livres égyptiennes (50.000 Frs) pour ses frais de voyage LE CAIRE- TUNIS au mois de novembre et de payer à sa famille pendant son absence la mensualité de 40 L.E. qu’il avait sollicitée.
VOYAGE EN TUNISIE D’UN DÉLÉGUÉ DU « MOUVEMENT SOCIAL ITALIEN »
– Mr. Eduardo COSTA, délégué du « Mouvement social italien », doit se rendre prochainement en Tunisie. Il semble que l’intéressé ait l’intention de prendre contact avec des représentants de « Présence française », et de former en Tunisie une filiale du « Mouvement social italien » qui agirait en collaboration avec les Français de Tunisie pour la défense de leurs « intérêts communs ».
Il est possible que COSTA rencontre en outre Saleh ben YOUSSEF qu’il connaît depuis longtemps.
PROJET LIBYEN D’OUVERTURE D’UN CONSULAT A TUNIS
– Selon certains milieux libyens, le gouvernement libyen songe à ouvrir un Consulat général à TUNIS.
Il considère on effet que l’ouverture de ce Consulat est rendue nécessaire par l’existence en Tunisie d’une colonie de 20.000 Tripolitains environ.
FOURNITURES D’ARMES AUX REBELLES ALGÉRIENS PAR BEN BELLA
– Trois Algériens, envoyés par le « Lieutenant AMRAN8 (qui serait le chef des rebelles de « l’Aurès occidental »), sont arrivé à TRIPOLI pour :
– remercier BEN BELLA de ses envois d’armes.
– lui remettre le montant du prix de ces armes, qui seraient arrivées à destination dans la proportion de 80 %.
ACHEMINEMENT VERS LA FRONTIÈRE LIBYO-TUNISIENNE D’ARMES DESTINÉES AUX REBELLES NORD-AFRICAINS
– Des stocks d’armes destinées aux rebelles nord-africains sont actuellement acheminés, à une cadence accélérée, de Tripoli à DJEMIL (localité située à 10 km au sud de ZOUARA).
ACTIVITÉ DU VICE-PRÉSIDENT DES « AMERICAN FRIENDS OF THE MIDDLE EAST » (A.F.M.E)
– Mr. Garland Hopkins, vice-Président exécutif de l’Association « American Friends of the Middle East », vient d’effectuer un voyage circulaire au Moyen-Orient. A son retour aux U.S.A. , il s’est entretenu avec Mr. George ALLEN, Secrétaire-Adjoint au Département d’État, chargé du Moyen-Orient.
A l’issue de cet entretien, Mr. HOPKINS estime être en parfait accord avec le Département d’État sur les points suivants :
– à défaut d’une solution équitable des problèmes d’Afrique du Nord et de Palestine, le Moyen-Orient tombera tout entier dans la sphère d’influence soviétique.
– la politique coloniale de la France en Afrique du Nord et le soutien apporté par l’Occident au mouvement sioniste constituent les principaux obstacles à la réalisation d’une entente entre 1’Occident et le monde arabe.
Notes :
1[Il s’agit bien de Mohamed Boudiaf]
2 Il s’agit des insignes dont le modèle en couleur a été diffusé.
3 La mention « sic » figure dans le texte original.
4 Réf.: Information n° 232 /232 du 18.1.l956.
5 – Allal el FASSI a développé le même thème dans son bulletin de propagande du 9 janvier intitulé : « La Comédie tunisienne ne se jouera pas au Maroc » (référence : information 248 /232 au 19.1.56).
6 Référence : information n°347/232 du 21.11.1955.
7 Référence : information n°223/232 du 18.1.1955.
8 Inconnu du service, à rapprocher de OUAMRANE, ex-sergent de l’Armée française, et qui est un des chefs rebelles de KABYLIE. [Exact. Il est nommé colonel de l’ALN en août 1956 et dirige la Wilaya IV].