Salvien [vers 400-470 ap. JC], originaire du nord de la Gaule, a eu deux vies. D’abord rhéteur, marié et père d’un enfant, à une date inconnue, il se convertit avec sa famille à l’ascétisme. Salvien devient prêtre en 430. Fuyant les invasions barbares, il quitte la région Rhénane et s’installe à Marseille où il décède vers 470.

Salvien est connu surtout pour son traité Du gouvernement de Dieu, écrit vers le milieu du siècle,  entre 439 et 451 dans un contexte politique difficile pour l’Empire romain qui fait face aux invasions barbares : en 441 les Huns d’Attila ont franchi le Danube, les Francs ont envahi la plus grande partie de la Gaule septentrionale, les Burgondes se sont installés en Savoie et dans le Jura, tandis que l’Aquitaine est aux mains des Goths. Face au recul de l’Empire, Salvien questionne, du point de vue de la providence divine, le sens de l’histoire biblique et des événements de son temps, comme le fit Saint Augustin dans la Cité de Dieu. Salvien cherche avant tout à expliquer la crise de l’Empire romain, en butte aux attaques barbares; il note certes la décadence de l’Armée comme facteur explicatif, mais aussi un « plan universel de Dieu » qui punirait la décadence morale des Romains. L’explication tient selon lui à la conduite immorale de ses contemporains, coupables d’attirer une juste punition divine.

L’extrait choisi est intéressant par la réflexion qu’il mène sur la notion de tromperie et de parjure, voire de blasphème. Salvien aboutit finalement à une forme d’éloge du Barbare, perçu comme un agent de la colère divine,  mais il pose aussi en filigrane la question de la tolérance mutuelle entre les peuples.


[…] Pour moi, si vous exceptez ce petit nombre de Romains que je viens de citer, je prétends que tous ou presque tous, mènent une vie plus coupable et plus criminelle que les Barbares.

Comparons la vie des Barbares à nos penchants, à nos moeurs et à nos vices. Les Barbares sont injustes, et nous le sommes aussi ; ils sont avares, nous aussi ; perfides, nous aussi ; bref, les Barbares se caractérisent par toutes sortes de perversions et d’impuretés et nous également.

Tous les Barbares, comme je l’ai déjà dit, sont ou bien païens ou bien hérétiques ; je parlerai d’abord des païens car leur égarement est le plus ancien. Les Saxons sont cruels, les Francs perfides, les Gêpides inhumains, les Huns impudiques ; bref la vie de tous ces peuples barbares est la corruption elle-même. Mais leurs vices sont-ils aussi coupables que les nôtres ? L’impudicité des Huns est-elle aussi criminelle que la nôtre ? La mauvaise foi des Francs est-elle aussi blâmable que la nôtre ?  […] Si un Franc se parjure, que fait-il de si étrange, lui qui considère le parjure comme une façon de parler et non de pêcher ?

Et quoi d’étonnant si les Barbares pensent ainsi, eux qui ignorent la loi et Dieu, alors que la majorité des Romains pensent de même, tout en sachant bien pourtant qu’ils pêchent ? Car pour ne point parler d’une seule autre espèce d’hommes, considérons seulement ces foules de commerçants, tous Syriens, qui ont occupé la majeure partie de toutes les cités. La vie de tous ces gens-là est-elle autre chose que la méditation de la tromperie et l’usage du mensonge ? Ne regardent-ils pas comme absolument perdues les paroles qui ne peuvent leur apporter aucun gain ? L’honneur de Dieu, incompatible avec tout serment, est chez eux tellement respecté qu’ils regardent tout parjure comme une source singulière de profit ! Qu’y a-t-il donc d’étonnant si les Barbares sont trompeurs, eux qui ne savent pas que la tromperie est un crime ? Ils ne font rien par mépris des préceptes célestes puisqu’ils ne connaissent pas les commandements du Seigneur. Il n’agit pas contre la Loi, celui qui l’ignore. […]

Salvien de Marseille, Œuvres, Tome 2, « Du gouvernement de Dieu », éd. et traduction Georges Lagarrigue, Paris, 1975, extraits p. 282-285