En France, la création des jardins ouvriers est attachée au nom de l’abbé Jules-Auguste Lemire [1853-1928], fondateur en 1896 de la Ligue française du coin de terre et du foyer. Le maire d’Hazebrouk a fait beaucoup pour leur diffusion, mais l’idée existait avant lui, non seulement en France mais aussi à l’étranger.

En deux mots, le concept du jardin ouvrier, né au 19siècle pendant la révolution industrielle,  est de permettre à un ouvrier de travailler une parcelle de terre près de chez lui, en lui fournissant gratuitement (ou pour une somme symbolique) le terrain et l’outillage. Le texte proposé permet d’aborder les idéologies qui forment le substrat de la création puis de la diffusion des jardins  ouvriers.

En 1913, au moment où a été rédigé ce rapport, les jardins ouvriers avaient  essaimé dans de nombreuses villes de France depuis près de 20 ans et l’auteur pouvait  à bon droit tirer un bilan positif de ce mouvement. En tant que trésorier de « l’oeuvre des jardins ouvriers », son rapport est évidemment un plaidoyer à en  poursuivre le développement.

La création des jardins ouvriers est un exemple emblématique  du paternalisme tel qu’il s’est développé dans la société industrielle à la fin du 19siècle et on ne s’étonnera donc pas que le Nord en ait été une région pionnière. Les promoteurs se recrutent beaucoup   dans  les milieux  patronaux et parmi les catholiques qui, après l’encyclique  « Rerum novarum » du pape Léon XIII publiée en 1891, ont été encouragés à s’engager sur le terrain social.

En dehors de sa dimension purement sociale d’« assistance par le travail de la terre », il s’agit surtout de se prémunir ou de guérir les deux grands maux qui guettent l’ouvrier : l’alcoolisme en le détournant du « chemin du cabaret » et le socialisme – qui connaît un grand essor avant 1914 -,  en développant le goût de l’épargne et le sens de la propriété. On comprend mieux dès lors l’engouement de certains milieux patronaux pour l’oeuvre des jardins ouvriers…

Ce paternalisme  s’intègre à une vision particulière  du monde dans lequel l’univers rural et paysan serait source de toutes les vertus et la ville, dans laquelle  beaucoup d’ouvriers sont des « déracinés” , un lieu propice au vice. Les campagnes françaises, grandes productrices de boissons alcoolisées de toutes natures, ayant, comme chacun sait, été miraculeusement préservées du fléau de l’alcoolisme …


Beaucoup d’ouvriers sont des « déracinés”, pour employer un mot à la mode; il importe de rétablir ce contact avec la terre qui fait du mendiant un travailleur et du vagabond un quasi-propriétaire chez qui se développe progressivement le désir de la propriété, désir qui se développe « à mesure que germe la graine mise en terre”, comme a dit M. Georges Picot, désir à encourager, puisqu’il fait prendre à l’assisté des moyens pour arriver au but souhaité et en premier lieu l’épargne.

La tendance à l’épargne, chez les ouvriers assistés de cette façon, est remarquable. Il leur faut, d’abord faire des économies pour se procurer des outils ou des semences quand l’œuvre ne les leur fournit plus, ou pour construire une cabane pour les abriter, en attendant une maison, rêve plus difficilement réalisable, mais réalisé dans plusieurs villes; nous le verrons plus loin. C’est l’acheminement à la propriété.

Le paysan n’est-il pas plus économe que l’ouvrier? C’est là une action bienfaisante de la terre qui ne tarde pas à se faire aussi chez celui-ci.

À Valenciennes, au début de l’Œuvre, aucun n’avait de livret de Caisse d’épargne; après deux ans, ils avaient presque tous un peu d’argent en réserve. Et l’un d’eux disait au fondateur : “Si l’on savait qu’on pourrait et avoir sa maison à soi, c’est alors qu’on aurait du cœur à l’ouvrage et qu’on mangerait du pain sec.” […]

Une des principales sources de l’épargne est la diminution des dépenses au cabaret. Nul n’ignore la part énorme prélevée ainsi sur le salaire de l’ouvrier, qui préfère souvent se priver du nécessaire et, ce qui est pis, en priver sa famille, par satisfaire ses funestes habitudes.

encore le jardin est un remède, et c’est peut-être là ou il est le plus appréciable. Si l’ouvrier a pris le chemin du cabaret, c’est qu’en rentrant chez lui il a trouvé un logis étroit, froid en hiver, brûlant en été, où les enfants crient, où la mère se fâche … C’est pour échapper à ce tapage et à ces tracas que le père se réfugie dans le “salon du pauvre”, comme on l’a nommé, salon qui ne lâche plus guère sa proie une fois l’habitude prise.

Il est facile de constater, dans les villes où il y a des jardins, à Saint-Etienne comme ici, qu’à la sortie de l’usine ou de la mine, les ouvriers, au lieu de se rendre au cabaret, se pressent vers ce coin de terre où ils retrouveront, au grand air, leur famille et où ils utiliseront les dernières lueurs du jour à la culture.

C’est ainsi que l’assistance par le travail de la terre est un des moyens les plus efficaces pour lutter contre l’alcoolisme. Elle ne l’est pas moins contre le collectivisme d’abord parce qu’en arrachant l’ouvrier au cabaret, elle le soustrait à la propagande si active qui s’y exerce, ensuite parce qu’elle développe chez lui le sens de la propriété personnelle […]

Les jardins sont un excellent secours contre le chômage, trop fréquent dans l’industrie et appelé à être plus fréquent encore et, comme cela est à craindre, si la crise industrielle augmente de gravité. C’est un secours agissant à la fois par l’occupation physique qu’il donne à l’ouvrier et par les ressources matérielles qu’il en tire.

La relation avec la terre étant maintenue, si l’industrie qui nourrit l’ouvrier disparaît, celui-ci peut revenir au village d’où il est sorti et se remettre, sans trop de peine, au travail de la terre trop délaissée aujourd’hui. C’est donc une réserve de bras pour l’agriculture.

On a remarqué aussi que, même s’ils travaillent à une industrie urbaine, les enfants veulent plus tard avoir un jardin et vont s’établir dans les faubourgs ou à la campagne au lieu de s’entasser dans la ville.

L’assisté est vite conquis par le goût du travail de la terre qui n’est pas aussi inintelligent qu’il le paraît, et est au contraire pour lui un repos du travail monotone et machinal qu’il fait souvent à l’usine, car il lui nécessite des efforts de réflexion pour bêcher, semer, repiquer, arroser au bon moment et de la manière la plus favorable, comme pour construire ensuite sa tonnelle; il développe son initiative qui n’est guère favorisée par le mouvement automatique qu’il fait toute la journée et sans réflexion et qui le porte à accepter les raisonnements de son journal ou d’un meneur quelconque, son cerveau débilité étant devenu incapable de penser par lui-même.

Actes du XVIIcongrès de la propriété bâtie. Rapport du trésorier de l’Oeuvre des jardins ouvriers, Paris, 1913.