30 – [1877] LA CONDITION PAYSANNE
On a pu soutenir, sans paradoxe, que le paysan est actuellement le maître de la France. Cela est vrai jusqu’à un certain point, du moins appliqué aux cultivateurs qui ont en leurs mains la moyenne propriété. Depuis que la noblesse a dû vendre en grande partie ses terres à ceux qui jadis les labouraient pour elle, les paysans sont devenus les . distributeurs de la vie matérielle : ils ont le pain et le vin ; ils disposent du sort des villes et peuvent y faire l’abondance ou la disette. Il est vrai que leur intérêt est de vendre leurs denrées, et ils n’y manquent point ; mais ils prennent soin de les vendre cher, et ils savent d’autant mieux attendre le moment favorable qu’ils ont à leur disposition, non seulement le marché national, mais encore celui de l’étranger, grâce à la liberté du commerce 1. En politique, l’influence du paysan s’exerce d’une manière moins évidente et avec plus de lenteur, mais elle n’en est pas moins réelle. Sans doute le paysan ne fait pas les révolutions, mais il les défait souvent ; il ne prend aucune part aux mouvements soudains de la population des villes mais il les atténue par sa force d’inertie : on l’a bien vu dans tous les événements de l’histoire moderne de la France.
Ce pouvoir du paysan lui vient du solide point d’appui que lui donne la possession du sol : il est à la fois bourgeois et cultivateur ; il est son propre maître. On compte en France près de huit millions de propriétaires fonciers, sur lesquels cinq millions ont un domaine
suffisant pour élever leur possesseur au-dessus de la misère : en comptant les membres de la famille, vingt millions de Française ont donc leur part de la terre. C’est là une proportion qui n’existe dans aucune autre contrée d’Europe ; mais il faut ajouter que près de quatre millions de propriétaires sont exemptés de la cote personnelle, précisément à cause de l’exiguïté de leur domaine, et se trouvent en réalité dans l’indigence. Un grand nombre d’immeubles n’ont point assez de valeur pour que la vente puisse compenser les frais de « liquidation » après décès. Par les héritages et les ventes, la répartition de la propriété se modifie sans cesse et présente dans ses alternatives des phénomènes complexes. En certaines parties de la France, la grande propriété tend à se reconstituer et la plupart de ceux qui travaillent la terre la cultive pour le compte d’autrui. Ailleurs, le morcellement du sol se continue régulièrement : tandis que les villes et les jardins deviennent plus nombreux, les châteaux et les parcs disparaissent. Dans l’ensemble, si l’on ne tient pas compte des mille déplacements locaux de la borne des champs, le sol continue de se diviser en propriétés distinctes… Avisé comme il l’est, le paysan sait bien que la terre n’a sa valeur qu’à la condition d’être cultivée par celui qui la possède ; il ne tient pas à s’obérer de la possession de champs dont il aurait à payer la façon, et dès qu’il s’est « arrondi » suffisamment, il arrête ses achats et garde son argent pour le prêter, sous bonnes garanties, peut-être aux fils mêmes des bourgeois qui furent les patrons de sa famille. Les « souffrances de l’agriculture », dont se plaignent tant les propriétaires, n’existent que pour ceux qui ne cultivent point eux-mêmes. C’est principalement sur les possesseurs de grands domaines que tombe le poids de la « main-d’œuvre », quoique le salaire des journaliers agricoles soit encore bien inférieur à celui des ouvriers des villes.
2. La population de la France était en 1876 de 36 900 000 hab.
3. V. condition des métayers et fermiers en Limousin dans M. Chaulanges : « Le Roussel » et « Les rouges moissons », Delagrave éd.