Jardiner suppose savoir des savoir-faire :  gérer les semis, les dates de plantation (sans parler de la Lune !) mais aussi faire face face aux prédateurs des fruits et légumes. Cependant, le jardinier est  parfois démuni face à des problèmes  inédits. Ainsi, au XIXème siècle, un petit insecte originaire du Mexique, le doryphore, arrive dans les champs et les jardins européens, via la mondialisation naissante.

Signalé en Allemagne dans les années 1870, le doryphore arrive en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, probablement dans la région de Bordeaux. Les observateurs s’alarment assez tôt de la prolifération de ce prédateur de la pomme de terre. En décembre 1929, une commission sénatoriale fait un état de la situation dans le but de prendre des mesures jugées indispensables. L’ennemi est là ! Il faut agir ! En dehors du bref historique consacré à la question, l’extrait du rapport ci-dessous est éclairant à plus d’un titre :

  • le vocabulaire choisi croisé avec son historique : le doryphore fait quasiment office de nouveau prussien qui menace le territoire national, kilomètre après kilomètre, son avancée étant  vue comme une menace digne d’une armée d’outre-Rhin qui ne dit pas son nom !
  • le problème économique posé à terme par cet insecte.
  • la difficulté de persuader le monde paysan d’adopter des mesures de protection.
  • les moyens à employer : on constate que l’effort est envisagé éventuellement via les instituteurs, les hussard noirs de la République, mais les sénateurs, lucides, comprennent que l’effort doit venir d’ailleurs. Il doit venir de l’État au sens large.

L’invasion de notre territoire par le doryphore, insecte parasite des plus redoutable de la pomme de terre, risque de conduire à un véritable désastre économique national.
Signalé en 1922 à 12 kilomètres de Bordeaux, il s’est propagé progressivement dans toutes les directions, autour de son point d’invasion, malgré le système de lutte institué par le Ministère de l’Agriculture. Mais, depuis 1922, si sa marche a pu être ralentie par les moyens de défense mis en œuvre, elle n’a pu être arrêtée.

En 1929, le doryphore a atteint le Plateau Central, aux cultures de pommes de terre si étendues. Il a gagné 14 départements et, dans la direction Nord, il est parvenu dans la Vienne, les Deux-Sèvres et la Vendée, il est maintenant à 100 kilomètres du Mans et à 200 kilomètres de Rennes, menaçant toute la région armoricaine.

Le péril est particulièrement grave ! On sait, en effet, que les 4 départements bretons, Côtes-du-Nord, Finistère, Ille-et-Vilaine, Morbihan ont, à eux seuls, exporté, dans les trois dernières années, plus de 1. 240. 000 quintaux de pommes de terre d’une valeur moyenne de 100 millions de francs, et fourni à l’intérieur de la France 5,000.000 quintaux de pommes de terre de semences et de consommation, pour une valeur moyenne d’environ 200 millions de francs.
L’exemple des Etats-Unis doit nous inciter à prendre d’urgence les mesures nécessaires contre ce fléau redoutable. Découvert en 1824, dans les Montagnes Rocheuses, sur la pomme de terre sauvage, le doryphore s’attaqua, dès 1859, à la pomme de terre cultivée et envahit successivement toute l’Amérique du Nord.
Sa vitesse de propagation y fut de 141 kilomètres par an, malgré l’existence, sur son parcours, de nombreux lacs et rivières.
En 1871, il envahissait les rues de Saint-Louis ; en 1875, il volait en essaims dans celles de New-York et de Philadelphie ; en 1876, il fourmillait sur le littoral.
Il a ainsi, en un quart de siècle, envahi toutes les région à pommes de terre des Etats-Unis et du Canada.
Un écrivain spécialiste, Riley, écrivit à son sujet, en 1876, ces phrases qu’il convient de méditer : « Un fait certain, c’est que là où il a une fois pris pied, l’on doit s’attendre à le voir persister toujours ».

Nous sommes persuadés qu’un insecte, qui s’est étendu des plateaux élevés des Montagnes Rocheuses jusqu’à l’Atlantique, prospérera dans la plus grande partie de l’Europe, en un mot, partout où il y a des pommes de terre. Il ne se trouvera pas dépaysé parmi les plantations européennes. »

Les pronostics de Riley se sont, hélas ! réalisés.

Les Allemands ont eu le doryphore en 1877. Grâce à des mesures énergiques, ils le détruisirent. Infestés à nouveau en 1887 et 1914, ils réussirent encore, par des dispositions appropriées et vigoureuses, à détruire l’insecte. Envahis à leur tour en 1901, les Anglais s’en débarrassèrent également. En France, si aucun effort général, bien organisé et énergique, n’est tenté, le territoire tout entier risque d’être envahi. Alors, hélas ! les agriculteurs auront peut-être la possibilité de laisser circuler intérieurement les pommes de terre qu’ils pourront encore produire, mais les ravages de l’insecte se développeront au point que les rendements de la pomme de terre seront considérablement réduits.

En outre, l’exportation sera rendue impossible, car les pays acheteurs déjà contaminés, comme l’Angleterre, ne manqueront pas de fermer leurs frontières, pour ne pas s’exposer au danger d’une nouvelle contagion.

Il faut donc faire que la multiplication de l’insecte ne soit pas telle que tous les agriculteurs soient contraints d’appliquer, à leur exploitation propre, le traitement qui, jusqu’ici, ne s’impose que pour les régions contaminées ou pour les zones de protection.

Il convient d’ajouter que le doryphore s’attaque également aux aubergines et aux tomates, dont l’exportation, tout comme celle des pommes de terre, risque d’être interdite par nos acheteurs habituels, l’Angleterre et l’Allemagne.

Le problème est donc national.

Le doryphore parcourt actuellement, par ses propres moyens ou à l’occasion du transport des produits des cultures des régions envahies, 50 kilomètres par an, dans la direction du sud au nord.

Il est donc indispensable d’organiser, en même temps qu’un barrage efficace contre son envahissement continu, une lutte, avec des moyens exceptionnels, pour éteindre les foyers existants.

Il y a urgence.

Pareille tâche doit être entreprise aux frais de l’Etat, qui devra assurer les frais, — de la prospection, — des traitements insecticides, pendant les mois de mai, juin et juillet, — de brûlage des tiges et des plants infectés, — de désinfection du sol, à l’aide d’injections de sulfure de carbone, dans les mois suivants.

D’autres procédés de traitement ont été envisagés et sont à l’étude, tels que l’élevage et la multiplication d’insectes doryphoraphages, mais on ne peut attendre qu’ils soient produits en quantités suffisantes pour remplir utilement leur rôle.

Nous savons que si, en Allemagne et en Angleterre, cet insecte a pu facilement être détruit, cela tient à ce qu’il a été découvert, l’année même de son arrivée, alors qu’il occupait de très faibles surfaces. L’expérience a montré qu’en France également, il était possible d’éteindre des foyers récents et de peu d’étendue, mais lorsque sa découverte fut faite en 1922, il occupait déjà dans la Gironde, en ilots disséminés, plus de 250 kilomètres carrés.

D’ailleurs, si la lutte n’a pas enrayé la marche de l’insecte, elle n’en a pas moins évité que les dégâts sur les plantations ne soient considérables. {..] Il faut donc, en quelque sorte, faire l’éducation des producteurs et leur faire comprendre et admettre la nécessité de l’intensification des prospections et des traitements généralisés pour la destruction des foyers et plus particulièrement des foyers anciens déjà trop développés.

Cette éducation est rendue difficile par le fait que ceux des producteurs qui n’ont pas encore connu l’invasion espèrent toujours y échapper. […]

Il n’est pas douteux, en effet, que la gêne apportée à la vente des pommes de terre a amené les cultivateurs de nombreuses régions à ne pas déclarer les foyers de doryphore, qui peuvent exister dans leurs cultures.

Cet état d’esprit s’est généralisé au point que, si des mesures nouvelles et appropriées à la mentalité paysanne ne sont pas prises, il ne faudra guère compter, à l’avenir, sur les cultivateurs pour signaler les foyers de doryphore qu’ils auront découverts.

Peut-on aussi compter, dans tous les cas, sur le dévouement renouvelé des instituteurs ? Nous n’hésitons pas à dire que cela nous paraît assez improbable, car, dans maintes communes, ils seraient assez mal accueillis par les agriculteurs, s’ils se présentaient avec leurs équipes d’élèves pour visiter les champs, en raison même du résultat qui pourrait en découler.

Il en serait peut-être de même des contrôleurs du service de défense des végétaux, si ceux-là étaient des hommes ne connaissant pas l’âme paysanne et les caractères de la région où ils opèrent.

Ces méthodes ont fait leur temps.

Il faut agir différemment. […]

 

SÉNAT – année 1929, 2ème session extraordinaire
Annexe au procès-verbal de la séance du 10 décembre 1929. PROPOSITION DE RÉSOLUTION t
endant à inviter le Gouvernement à prendre d’urgence les mesures indispensables contre le redoutable fléau que constitue le doryphore, PRÉSENTÉE PAR MM. VICTOR BORET, DE BOUGÉ, FERNAND DAVID, RAOUL PÉRET, CASSEZ, JOSEPH FAURE, MARCEL DONON ET HAYAUX, Sénateurs. Versailles, imprimerie du Sénat, 1929. Extraits pages 1 à 8