Nombreux sont les auteurs romains qui font mention de l’introduction du culte de la déesse Cybèle à Rome en 204 av. JC. Cette dernière n’est pas la première divinité étrangère adoptée par les romains. Divinité d’origine phrygienne, le centre de son culte se trouvait dans la Turquie actuelle sur le mont Dindymon, à Pessinonte, où un bétyle ou kubélè, pierre cubique noire tombée du ciel, est à l’origine de son nom. Déesse associée à la fertilité et accompagnée de lions, elle incarne également la nature sauvage. On disait qu’elle pouvait guérir et envoyer des maladies. Introduite en Grèce dès le Veme siècle av. JC, elle se confond vite avec Rhéa, la mère des dieux mais aussi avec Déméter, tandis que certains éléments de son culte rappellent celui rendu à Artémis. Ayant la réputation de protéger son peuple durant les guerres, elle est introduite officiellement à Rome en 204 av. JC, dans le contexte des Guerres Puniques et devient la Mater Magna Idaea deum. Nombreux sont les auteurs qui, par conséquent, reviennent sur l’introduction de son culte. Voici quatre extraits inégaux susceptibles d’être comparés.
Extrait n° 1 : la version de Tite-Live [31 av. JC]
Tite-Live (Titus Livius), est né en (ou et mort en l’an 17 dans sa ville natale de Padoue. Historien par excellence de la Rome antique, il est l’auteur d’une oeuvre incontournable et monumentale, l’Histoire romaine (Ab Urbe condita libri) où il revient lui aussi naturellement, sur l’introduction de la déesse Cybèle à Rome.
Le transport de la Mère de l’Ida à Rome (début de 204)
Déjà le moment des élections approchait, quand on apporta à Rome une lettre du consul Publius Licinius: son armée et lui, disait-il, étaient atteints d’une grave maladie, et l’on n’aurait pas pu se maintenir, si un mal de la même violence, et plus grave encore, ne s’était abattu sur l’ennemi ; aussi, comme il ne pouvait venir présider les élections, il proclamerait, si le sénat le jugeait bon, Quintus Caecilius Metellus dictateur aux élections. L’armée de Quintus Caecilius, il était, ajoutait-il, dans l’intérêt de l’État de la démobiliser; car elle ne servait à rien pour le moment, alors qu’Hannibal avait déjà ramené les siens dans leurs quartiers d’hiver; et si grande était la violence du mal qui avait envahi le camp que, si on ne libérait pas ces soldats à la hâte, il semblait qu’aucun d’eux ne survivrait. Le sénat permit au consul de le faire, dans l’intérêt de l’État et en conscience.
À cette époque, les citoyens, à Rome, s’étaient, depuis peu, mis dans l’esprit un scrupule religieux, parce qu’on avait trouvé dans les livres sibyllins, consultés à cause de la fréquence exceptionnelle des pluies de pierres cette année-là, une prédiction disant qu’à quelque moment qu’un ennemi étranger portât la guerre en Italie, on pouvait le chasser d’Italie et le vaincre, si l’on transportait la Mère de l’Ida de Pessinonte à Rome. Cette prédiction, découverte par les décemvirs, avait d’autant plus frappé le sénat que les ambassadeurs qui avaient porté une offrande à Delphes rapportaient, eux aussi, et que, dans leurs sacrifices à Apollon Pythien, les entrailles avaient toujours été favorables, et que l’oracle avait répondu qu’une victoire, bien plus grande que celle dont les dépouilles leur permettaient de porter cette offrande, était proche pour le peuple romain. À l’ensemble des raisons propres à leur donner le même espoir, ils ajoutaient cette inspiration de Scipion qui avait semblé présager la fin de la guerre, en réclamant la « province » d’Afrique. Aussi, pour hâter la réalisation d’une victoire qui s’annonçait par les livres du destin, les présages et les oracles, ils examinaient et discutaient les moyens de transporter à Rome la déesse.
Arrivée de la déesse. Élections à Rome (printemps 204)
Le peuple romain n’avait encore aucune cité alliée en Asie; toutefois, en se rappelant que jadis on avait fait venir, pour assurer la santé du peuple romain, Esculape, lui aussi, de la Grèce, qui n’était encore unie avec Rome par aucun traité, et que maintenant on avait déjà, avec le roi Attale, à cause de la guerre menée avec lui contre Philippe, un commencement d’amitié, on pensa qu’il ferait ce qu’il pourrait pour le peuple romain. On décide de lui envoyer comme ambassadeurs Marcus Valerius Laevinus, qui avait été deux fois consul et avait fait campagne en Grèce, Marcus Caecilius Metellus, ancien préteur, Servius Sulpicius Galba, ancien édile, et deux anciens questeurs, Cneius Tremellius Flaccus et Marcus Valerius Falto. Un décret leur donne cinq quinquérèmes, pour qu’ils abordent d’une façon conforme à la dignité du peuple romain sur ces terres où il fallait donner du prestige au nom romain.
Les ambassadeurs, en gagnant l’Asie, ayant, chemin faisant, débarqué à Delphes, allèrent demander à l’oracle, pour la mission qu’on les envoyait remplir de Rome, quel espoir de la mener à bien il leur donnait, à eux et au peuple romain. L’oracle répondit, à ce qu’on rapporte, que, grâce au roi Attale, ils obtiendraient ce qu’ils demandaient ; et que, quand ils auraient transporté à Rome la déesse, ils devaient veiller à ce que ce fût l’homme le meilleur de Rome qui lui donnât l’hospitalité. À Pergame, ils arrivèrent chez le roi. Il les reçut aimablement, les conduisit à Pessinonte en Phrygie, leur remit la pierre sacrée dont les habitants disaient qu’elle était la Mère des Dieux, et les invita à l’emporter à Rome. Envoyé en avant par ses compagnons d’ambassade, Marcus Valerius Falto annonça qu’on apportait la déesse, et qu’il fallait rechercher l’homme le meilleur de la cité, pour qu’il lui offrît l’hospitalité selon la prescription de l’oracle.
Quintus Caecilius Metellus fut nommé, par le consul alors dans le Bruttium, dictateur aux élections, et son armée licenciée ; le maître de la cavalerie fut Lucius Veturius Philo. Le dictateur présida les élections. On nomma consuls Marcus Cornelius Cethegus, et Publius Sempronius Tuditanus, qui était absent, ayant la « province » de Grèce. Puis on nomma préteurs Tiberius Claudius Nero, Marcus Marcus Ralla, Lucius Scribonius Libo, Marcus Pomponius Matho. Les élections achevées, le dictateur se démit de sa charge. […]
Réception de la Grande déesse à Rome (4 avril 204)
Quoique aucun décret n’eût encore fait ouvertement de l’Afrique une province (le sénat, je crois, gardait le secret là-dessus pour ne pas avertir d’avance les Carthaginois), Rome était tendue vers l’espoir qu’on irait, cette année, combattre en Afrique, et que la fin de la guerre punique était proche. Cela avait rempli les esprits de superstitions : ils inclinaient à annoncer des prodiges et à y croire. On n’en racontait que davantage : on avait vu deux soleils ; pendant la nuit, il y avait eu des moments de clarté ; à Setia, on avait aperçu une traînée de feu allant de l’orient à l’occident ; à Tarracine une porte, à Anagnia une porte et le rempart, à plusieurs endroits, avaient été frappés de la foudre ; dans le temple de Junon Sospita, à Lanuvium, il s’était produit un bruit accompagné de craquements affreux. Pour détourner l’effet de ces prodiges il y eut un jour de supplications, et l’on fit un sacrifice de neuvaine pour une pluie de pierres.
À cela s’ajouta le débat sur la réception de la Mère de l’Ida ; non seulement Marcus Valerius, un des ambassadeurs, envoyé en avant, avait annoncé qu’elle serait bientôt en Italie, mais un messager était là depuis peu, disant qu’elle se trouvait déjà à Tarracine. Il était d’importance, le jugement qui occupait le sénat: il cherchait l’homme le meilleur de la cité ; une victoire si véritable, sur un tel sujet, chacun l’eût préférée à tout commandement, à toute charge donnés par le vote soit du sénat, soit du peuple. Ce fut Publius Scipion, fils du Cneius Scipion qui était tombé en Espagne, un jeune homme qui n’avait pas encore été questeur, qu’on jugea le meilleur de tous les citoyens. Pour quelles vertus en jugea-t-on ainsi ? Comme, si cela nous avait été rapporté par les écrivains les plus proches de cette époque, je le rapporterais volontiers à la postérité, de même je ne ferai pas intervenir des suppositions personnelles, en essayant de deviner une chose ensevelie par les ans.
Publius Cornelius reçut l’ordre d’aller, avec toutes les matrones, à Ostie, au-devant de la déesse ; de la prendre lui-même au bateau, et, après l’avoir apportée à terre, de la donner à porter aux matrones. Quand le bateau fut arrivé devant l’embouchure du Tibre, il se fit conduire au large, suivant les ordres qu’il avait reçus, par une barque, prit la déesse des mains des prêtres et la porta à terre. Les femmes les plus nobles de la cité la reçurent; le nom d’une d’elles, Claudia Quinta, est célèbre : sa réputation, auparavant douteuse, dit-on, fit remarquer davantage, après qu’elle eut pu remplir un si saint ministère, sa chasteté à la postérité. Se passant ensuite la déesse, de main en main, les unes aux autres, tandis que tous les citoyens se répandaient sur son chemin, après avoir placé des brûle-parfums devant leur porte là où elle passait, et que l’encens allumé, ils la priaient d’entrer de bon gré et favorable dans la ville de Rome, les femmes la portèrent au temple de la Victoire qui se trouve sur le Palatin, la veille des Ides d’avril; et ce jour resta férié. Un peuple nombreux apporta au Palatin des offrandes à la déesse, et il y eut un lectisterne et des jeux, qu’on appela Mégalésiens.
Tite-Live Histoire romaine, Tome sixième. Traduction nouvelle de Eugène Lasserre, Paris, 1949.
(La traduction d’Eugène Lasserre a été très légèrement modifiée).
Les intertitres ont été repris à A. Flobert, Tite-Live. La Seconde Guerre Punique. II. Histoire romaine. Livres XXVI à XXX, Paris, 1994, Garnier-Flammarion
Commentaire :
Tite-Live représente une des sources fondamentales pour aborder l’introduction du culte de Cybèle à Rome en particulier et, plus largement, les innovations religieuses liées à la menace carthaginoise de la fin du IIème siècle avant J.C. Si la crise religieuse de -207 marque le point culminant des grandes crises qui ont secoué Rome depuis l’arrivée d’Hannibal en 217 après sa traversée des Alpes, la diplomatie romaine cherche des alliances en Orient et le concours d’une divinité puissante dans un contexte difficile, puisque Scipion s’apprête à attaquer Carthage afin de forcer son plus prestigieux général à quitter l’Italie. Aux yeux des Romains, Cybèle fait alors office d’auxiliaire indispensable de la diplomatie sénatoriale. L’introduction de la déesse, qui est aussi un acte politique, se déroule en trois temps rapportés par l’historien : la consultation oraculaire, le voyage en Asie, et enfin, l’arrivée de la déesse à Rome.
Extrait n°2 : la version d’Ovide [15 ap. JC]
Ovide est l’auteur qui revient le plus longuement sur l’introduction du culte à Rome. Né en 43 av. J.-C. à Sulmone (centre de l’Italie), dans une famille aisée appartenant à l’ordre équestre, il devient vite l’un des poètes majeurs du règne d’Auguste. Mais, en 8 après J.C, il est assigné à résidence en Scythie mineure à Tomis (actuelle Constanţa en Roumanie), sur décision de l’Empereur, soit pour un poème ayant déplu à ce dernier, soit pour avoir pratiqué illégalement l’art divinatoire. Il y décède en 17 ou 18 ap. J.-C.
Les fastes sont rédigées durant son exil, vers l’an 15. Ovide y commente le grand calendrier religieux romain au jour le jour en mêlant mythologie, histoire factuelle, poésie et conversation avec les dieux et les muses. À ce titre, il revient longuement sur l’introduction du culte de Cybèle à Rome.
La sentence des oracles
-« Permets-moi encore une demande, ô toi qui viens de dicter mes vers : dis-moi quelles contrées Cybèle a quittées à notre prière, ou bien si elle a toujours habité notre cité. »
– « La mère des dieux a toujours chéri le Dindyme, le Cybèle et l’Ida aux sources murmurantes, et la riche cité d’Ilion. Lorsque Énée transporta aux champs de l’Italie tout ce qui restait de Troie, peu s’en fallut que la déesse ne suivît les vaisseaux qui avaient recueilli les choses sacrées ; mais elle savait que les destins ne l’appelaient pas encore au Latium, et elle ne changea pas de séjour. Plus tard, lorsque Rome, déjà puissante, eut compté trois siècles de durée, et levé sa tête au-dessus de l’univers conquis, le prêtre, consultant les oracles des poèmes sibyllins, y lut ces vers : « La mère est absente, Romains, il faut chercher la mère ; je l’ordonne, et qu’à son arrivée elle soit reçue par de chastes mains. » Les sénateurs se consument en vaines conjectures pour trouver le sens de cet oracle mystérieux. Quelle mère est absente ? Où faut-il aller la chercher ? On consulte Péan. « Faites venir la mère des dieux, dit-il ; vous la trouverez au sommet de l’Ida. » On députe les premiers de Rome. Attale, qui régnait alors en Phrygie, refuse d’accéder à la demande des Ausoniens. Mais, ô prodige ! voici que la terre tremble avec un long murmure, et la déesse fait entendre ces mots du fond de son sanctuaire : « C’est à ma prière même que l’on vient me chercher. Point de délais ; cesse de retenir celle qui veut partir : Rome est digne de recevoir tous les dieux. » Cette voix a frappé Attale d’épouvante : « Pars, dit-il, tu seras toujours néanmoins la déesse des Phrygiens, puisque la Phrygie est le berceau des héros de Rome.«
Aussitôt d’innombrables haches abattent ces forêts de pins, que le pieux Énée avait dépouillées aussi avant de partir pour l’exil. Mille bras se lèvent ensemble, et bientôt un vaisseau, décoré au-dehors à l’aide de cires brûlantes, reçoit la mère des dieux dans ses flancs profonds. La déesse vogue sans danger sur les mers soumises à son fils ; elle arrive au long détroit de la soeur de Phryxus, dépasse les tourbillons du Rhétée, et le rivage de Sigée, et Ténédos, et l’antique cité d’Éétion. Elle laisse derrière elle Lesbos, traverse les Cyclades, et les eaux qui se brisent contre les bas-fonds de Carystus, et la mer Icarienne, où Icare tomba, n’étant plus soutenu par ses ailes, comme l’atteste le nom qu’il lui a laissé. Entre la Crète, à gauche, et les eaux de Pélops, à droite, elle gagne Cythère, consacrée à Vénus. De là elle vogue vers la mer de l’île aux trois pointes, où Brontès, Stéropès et Aemonidès ont coutume de tremper le fer blanchi dans les flammes. Effleurant les eaux de l’Afrique, elle aperçoit à la gauche de ses rameurs le royaume de Sardaigne, et aborde en Ausonie. Elle avait atteint l’embouchure par où le Tibre se jette dans la mer, et se donne une plus libre carrière.
Le miracle de Claudia Quinta
Les chevaliers, les graves sénateurs, mêlés au peuple, viennent au-devant d’elle, sur les bords du fleuve toscan. On voit s’avancer aussi les mères et les filles, et les jeunes épouses, et les vierges qui veillent sur le feu sacré ! Une corde est attachée au navire ; les hommes la tirent avec effort et se fatiguent en vain ; le navire étranger ne remonte qu’avec peine le courant qui lui résiste. À un endroit où la terre avait été sèche longtemps, où les ardeurs du soleil avaient flétri les herbes, la quille s’arrête embarrassée dans une vase profonde ; chacun travaille à la dégager, et s’y emploie avec zèle ; la voix encourage les robustes mains. Mais le vaisseau reste immobile comme une île au sein de la mer. Les hommes, à l’aspect de ce prodige, restent frappés de stupeur et d’effroi.
Claudia Quinta tirait son origine de l’antique Clausus, et sa beauté répondait à sa noble naissance. Chaste, elle ne passait pas pour telle. Un bruit calomnieux avait porté atteinte à son honneur, une accusation injuste pesait sur elle. Sa parure avait prévenu contre elle, ainsi que ses cheveux disposés en tresses élégantes, [4, 310] et ses paroles trop légères, devant des vieillards sévères : pure à ses propres yeux, elle bravait les mensonges de la renommée. Mais nous sommes tous si enclins à croire le mal ! Claudia sort de la foule des irréprochables matrones ; elle puise dans ses mains l’eau pure du fleuve ; trois fois elle en arrose sa tête, trois fois elle lève les mains au ciel. Tous les spectateurs croient que sa raison s’égare ; elle s’agenouille, fixe ses regards sur le visage de la déesse, et les cheveux épars, elle prononce ces mots : « Puissante Cybèle, mère féconde des dieux, exauce ma prière suppliante, à une condition que je vais fixer. On accuse ma chasteté. Si tu me condamnes, je m’avouerai coupable ; soumise au jugement d’une déesse, je recevrai la mort ; mais si je n’ai point failli, c’est à toi à manifester, par un signe éclatant, l’innocence de ma vie ; chaste, tu céderas à de chastes mains. » Elle dit, et met le navire en mouvement presque sans efforts ; prodige que la scène elle-même atteste. La déesse s’avance et suit la main qui la guide ; et en suivant Claudia, elle la justifie. Un cri de joie s’élève jusqu’aux cieux. On arrive au coude du fleuve ; les anciens ont appelé portes du Tibre le lieu où il se détourne à gauche. Il était nuit ; on attache la corde au tronc d’un chêne, et après le repas, on se livre aux douceurs du sommeil. Le jour paraît, on détache la corde du tronc du chêne ; mais d’abord on dresse un autel et on y brûle de l’encens ; devant la poupe couronnée, on immole une génisse sans tache, qui n’a connu ni le joug ni l’amour. Il est un lieu où l’Almon rapide se jette dans le Tibre, et quitte son nom pour prendre celui du fleuve où il disparaît. Là un prêtre en cheveux blancs, vêtu d’une robe de pourpre, lave dans l’Almon la déesse et les objets sacrés. Les ministres de son culte poussent des hurlements ; la flûte fait entendre ces sons qui égarent les esprits ; des mains efféminées frappent sur les tambours. Claudia s’avance ; la joie rayonne sur son visage : la déesse vient enfin de rendre témoignage à sa chasteté.
Cybèle, assise sur un char, entre par la porte Capène ; les génisses qui la traînent sont couvertes de fleurs nouvelles. Nasica la reçut et fut le fondateur de son temple ; Auguste porte aujourd’hui le même titre, et Métellus l’avait porté avant lui. »
Ovide, Les fastes, Traduction de M. Nisard, Paris, 1857 (très légèrement adaptée) in Oeuvres complètes, pp. 599-620).
Note : les intertitres ont été rajoutés
Commentaire
- Le récit d’Ovide couvre une période de deux jours et privilégie trois moments : 1) l’arrivée du navire ; 2) le miracle de Claudia Quinta 3) l’installation de la déesse. Le schéma narratif est donc différent de celui de Tite-Live.
- Ce qui retient l’attention dans le texte d’Ovide est la dimension géographique du récit, qui n’est ni gratuite ni à but littéraire. Conforme à l’idéologie impériale, c’est l’occasion de prendre la mesure de la domination romaine sur le bassin méditerranéen et de souligner le lien avec Troie : le voyage de la déesse n’est d’ailleurs pas sans présenter des similitudes avec celui d’Énée, dans l’esprit du lecteur.
- Le lecteur remarquera également que la véritable héroïne du récit est la vestale Claudia Quinta et le miracle opéré, sur lesquels il s’attarde longuement. Nous pouvons y voir indirectement un éloge des Claudii, ancêtres de Tibère et, par alliance, de Livia Drusilla, épouse d’Auguste et mère de Tibère qu’Auguste a adopté en 4 ap. JC. et qui fait l’objet de rumeurs et de médisance.
Extrait n° 3 : discours de l’Empereur Julien II sur la Mère des Dieux [ 362 ap. JC]
Flavius Claudius Julianus (331 ou 332-), Julien II, également appelé Julien le Philosophe, est le neveu de Constantin 1er. Élevé dans la religion chrétienne, il s’en détache ; il est d’ailleurs initié aux mystères de Mithra en 351. Il est nommé César en Gaule de 355 à 361 par Constance II, puis proclamé empereur romain à part entière de 361 à 363. C’est à ce titre qu’il fut aussi surnommé Julien l’Apostat par la tradition chrétienne à cause de sa volonté de rétablir le polythéisme dans l’Empire, d’autant qu’il produisit des écrits critiques contre le christianisme (Contre les Galiléens), témoignage de l’opposition païenne au christianisme. Il signe également quelques écrits philosophiques et religieux. L’un d’entre eux est consacré à Cybèle. Il fut rédigé très certainement entre les 22 et 25 mars 362. Trois mois après la rédaction du discours, le préfet d’Orient Saloustios en reproduisit les points fondamentaux dans son traité Des Dieux et du monde, tandis que Libanius le mentionne après la mort de son ami.
Faut-il parler de ces matières ? Écrirons-nous sur des sujets mystérieux, et révélerons-tous des secrets fermés à tous et ineffables ? Qu’est-ce qu’Attis ou Gallus ? Qu’est-ce que la Mère des dieux ? Quel est ce rite de purification religieuse et pourquoi nous fut-il enseigné dès l’origine, après avoir été propagé par les plus anciens habitants de la Phrygie et accueilli d’abord chez les Grecs, non pas les premiers venus, mais chez les Athéniens, instruits par l’expérience du tort qu’ils avaient eu de tourner en ridicule celui qui célébrait les Orgies de la Mère des dieux ? On rapporte, en effet, que les Athéniens insultèrent et chassèrent Gallus, comme une innovation superstitieuse, ne sachant pas que la déesse, qu’il leur apportait, était la même qu’ils honoraient sous les noms de Déo, de Rhéa et de Déméter. De là vint l’indignation de la déesse et les sacrifices destinés à apaiser sa colère. En effet, l’oracle qui sert de guide aux Grecs dans leurs graves entreprises, la prêtresse du dieu pythien ordonna d’apaiser le courroux de la Mère des dieux ; et c’est alors qu’on bâtit le Métroüm, où les Athéniens gardaient la copie de tous les actes publics. Après les Grecs, les Romains adoptèrent le même culte, également sur l’invitation du dieu pythien, qui leur conseilla de faire venir la déesse de Phrygie, comme une alliée dans la guerre contre les Carthaginois. Rien ne m’empêche d’exposer ici sommairement cette histoire. L’oracle entendu, les citoyens de la pieuse Rome envoient une députation solennelle pour demander aux rois de Pergame, alors maîtres de la Phrygie, et aux Phrygiens eux-mêmes, la statue sacrosainte de la déesse. Quand ils l’ont reçue, ils déposent ce précieux fardeau sur un large vaisseau de transport, capable de traverser sûrement tant de mers. La déesse franchit ainsi la mer Égée et la mer Ionienne, longe les côtes de la Sicile, entre dans la mer Tyrrhénienne et vient mouiller aux bouches du Tibre. Le peuple sort de la ville avec le Sénat pour se porter à sa rencontre, précédé du cortège entier des prêtres et des prêtresses, tous en habits de cérémonie et en costume national, jetant les yeux sur le navire qu’amène un vent favorable et dont la carène sillonne les flots ; puis, à son entrée dans le port, chacun se prosterne sur le pont du rivage, d’où l’on peut l’apercevoir. Mais elle, comme pour montrer au peuple romain qu’on n’a point amené de la Phrygie une simple statue, et que la pierre qu’ils ont reçue des Phrygiens est douée d’une force supérieure et toute divine, à peine arrivée dans le Tibre, y fixe tout à coup le navire comme par des racines. On le tire contre le courant du fleuve ; il ne suit pas. Croyant qu’on s’est engagé dans des brisants, on essaye de le pousser : il ne cède point à ces efforts. On y emploie toute espèce de machines : il demeure ferme et invincible. On fait alors retomber sur la vierge sacrée, qui exerce le plus saint des ministères, un grave et injuste soupçon. On accuse Clodia, c’était le nom de l’auguste vestale, de n’avoir point gardé sa virginité pure à la déesse, qui donne un signe évident de son irritation et de sa colère. Car tous voient dans un pareil fait quelque chose de divin et de surnaturel. Clodia, s’entendant nommer et accuser, rougit d’abord de honte, tant elle était loin de l’acte honteux et illégal qu’on lui imputait. Mais quand elle s’aperçoit que l’accusation devient sérieuse, elle dénoue sa ceinture, l’attache à la proue du navire, et ordonne à tous, comme par une inspiration divine, de s’éloigner. En même temps, elle supplie la déesse de ne point la laisser en butte à d’injustes calomnies ; puis, enflant sa voix, comme pour commander une manoeuvre navale : « Souveraine mère, s’écrie-t-elle, si je suis chaste, suis-moi. » A l’instant même, elle fait mouvoir le vaisseau et le remonte bien avant dans le fleuve. Dans cette journée, ce me semble, la déesse apprit deux choses aux Romains : la première, qu’il ne fallait pas attacher une légère importance au fardeau venu de Phrygie, mais une haute valeur, comme à un objet non pas humain, mais divin, non comme à une argile sans âme, mais comme à un être vivant et à un bon génie. Voilà d’abord ce que leur montra la déesse. En second lieu, c’est que pas un citoyen, bon ou mauvais, n’échappe à sa connaissance. Presque aussitôt la guerre des Romains contre les Carthaginois fut couronnée de succès, et l’on en vint à cette troisième période où Carthage dut combattre pour ses propres murailles.
Si cette histoire paraît peu croyable ou peu convenable pour un philosophe et un théologien, elle n’en est pas moins digne d’être racontée. Elle a été écrite, en effet, par la plupart des historiographes, et conservée sur des images d’airain dans la ville puissante et religieuse de Rome. Je sais bien que des esprits forts diront que ce sont des contes de vieilles qui ne soutiennent pas la discussion ; mais il me parait sage de croire plutôt au témoignage du peuple des villes qu’à ces beaux esprits, dont le petit génie est très subtil, mais ne voit rien sainement.
Julien Sur la mère des Dieux, extrait des Oeuvres complètes de l’Empereur Julien, traduction par Eugène Talbot, Paris, Plon, 1863
Commentaire :
-Le récit de l’empereur Julien, fin connaisseur des divers aspects du culte polythéiste, offre une première particularité : il fait mention d’Athènes comme étant la première cité à avoir honoré la Mère des Dieux sous ce nom, après l’avoir déjà révérée sous d’autres noms, puisque la Mater Magna est non seulement assimilée à Rhéa, mais aussi à Déméter. Sa vision du culte est plus large que celle développée par Ovide et Tite-Live.
-On notera également une différence : le texte se veut davantage philosophique, l’histoire passant au second plan. On relèvera que Nasica n’est pas mentionné : c’est le peuple qui se porte en foule au devant de la déesse pour l’accueillir. On peut y voir une façon d’affirmer de sa part que le christianisme n’est pas la seule religion ayant une portée universelle.
Extrait n° 4 : la version d’Aurelius Victor
Sextus Aurelius Victor Afer, ou Aurelius Victor (v. 320 – v. 390 ap. JC), est un historien et un haut fonctionnaire impérial romain originaire de la province romaine d’Afrique. Il fut gouverneur de Pannonie sous le règne de l’empereur Julien et il devint préfet de la ville de Rome en 389. La postérité lui a attribué un ensemble de textes intitulé Corpus tripertitum ou Corpus Aurelianum, qui raconte l’histoire de Rome depuis la légende de Saturne et Énée jusqu’à l’empereur Constance II. Cet ensemble comprend trois œuvres qui lui sont attribuées : Origo gentis Romanae (Histoire du peuple romain), le De viris illustribus urbis Romae (Les hommes illustres de la ville de Rome), et le Liber de Caesaribus. Cependant, seule cette dernière est réellement de la main d’Aurelius Victor tandis que l’auteur des deux premiers reste inconnu.
De viris illustribus urbis Romae est un livre historique anonyme compilant les biographies de grands hommes de l’antiquité romaine, de la fondation légendaire de Rome jusqu’au début de l’empire. Il revient très brièvement sur l’introduction du culte de Cybèle à Rome et s’attarde sur l’histoire de la vestale Claudia.
Pendant qu’Hannibal ravageait l’Italie, on fit venir de Pessinonte la Mère des dieux à la suite d’une consultation des livres Sibyllins ; comme on lui faisait remonter le Tibre, elle s’arrêta soudain sur un haut-fond. Et, alors qu’aucune force ne pouvait la faire bouger, on apprit par les livres qu’elle ne pourrait être bougée que par la main de la plus chaste des femmes. Alors, la vierge vestale Claudia, faussement soupçonnée d’inceste pria la déesse de la suivre, si elle la reconnaissait chaste, et ayant attaché sa ceinture au navire, elle le fit bouger. La statue de la Mère des dieux fut confiée à Nasica, jugé le meilleur des hommes, comme à un hôte, tandis qu’on construisait le temple.
Aurelius VictorDe viris illustribus urbis Romae, traduit par Marie-Pierre Arnaud-Lindet, 2004
Bibliographie indicative :
-Charles Guittard « L’arrivée de Cybèle à Rome -Élaboration du thème, de Tite-Live à l’empereur Julien », in Danièle Auger et al., Culture classique et christianisme, Picard, coll « Textes, images et monuments de l’Antiquité au Haut Moyen Âge », 2008, pages 191 à 200.
– John Scheid, La religion des Romains, Paris, A. Colin, 2019 (4ème édition), 224 p.
– Nicole Belayche et Sylvia Estienne Religion et pouvoir dans le monde romain- L’autel et la toge. De la deuxième guerre punique à la fin des Sévères, PUR, 2020, 420 p.