Extrait n°1 : l’histoire de Cybèle selon Diodore de Sicile
Diodore de Sicile est un historien grec né vers 90 av. JC à Agyrium en Sicile. Il séjourne à Rome, voyage dans le bassin méditerranéen et en Europe. Diodore consacre sa vie à la composition d’une histoire universelle intitulée Bibliothèque historique, soit 40 volumes allant des temps mythologiques à Jules César dont il est un contemporain. Seule une vingtaine de volumes ont traversé le temps. Loin d’être un simple compilateur, Diodore de Sicile livre un travail assorti de réflexions et de données précieuses pour la connaissance de l’Égypte et de la Grèce. Son travail fut salué par Pline l’Ancien et Eusèbe de Césarée. Il décède vers 20 av. JC. Dans l’extrait qui suit, il revient sur le mythe de Cybèle et d’Attis
LVIII. Les Phrygiens racontent autrement la naissance de cette déesse [Cybèle]. D’après leur tradition, Méon régnait autrefois sur la Phrygie et la Lydie ; il épousa Dindyme et en eut une fille. Ne voulant pas l’élever, il l’exposa sur le mont Cybélus. Là, protégée des dieux, l’enfant fut nourrie du lait de panthères et d’autres animaux féroces. Quelques femmes, menant paître leurs troupeaux sur la montagne, furent témoins de ce fait miraculeux ; elles emportèrent l’enfant, et l’appelèrent Cybèle, du nom de l’endroit où elles l’avaient trouvée. Cette fille, en grandissant, se fit remarquer par sa beauté, son intelligence et son esprit. Elle inventa la première flûte à plusieurs tuyaux, et elle introduisit dans les jeux et la danse les cymbales et les tympanons. Elle composa des remèdes purifiants pour les bestiaux malades et les nouveau-nés ; et, comme par des chants magiques elle guérissait beaucoup d’enfants qu’elle tenait dans ses bras, elle reçut pour ces bienfaits le nom de Mère de la montagne. Le plus intime de ses amis était, dit-on, Marsyas le Phrygien, homme admiré pour son esprit et sa sagesse. Marsyas donna une preuve de son esprit lorsqu’il inventa la flûte simple, imitant seule tous les sons de la flûte à plusieurs tuyaux ; et on jugera de sa chasteté, lorsqu’on saura qu’il est mort sans avoir connu les plaisirs vénériens. Cependant, arrivée à l’âge de puberté, Cybèle aima un jeune homme du pays, appelé d’abord Attis et ensuite Papas. Elle eut avec lui un commerce intime et devint enceinte au moment où elle fut reconnue par ses parents.
LIX. Ramenée dans le palais du roi, elle fut d’abord reçue comme une vierge par le père et la mère. Sa faute ayant été ensuite découverte, le père fit tuer les bergères qui l’avaient nourrie ainsi qu’Attis, et laissa leurs corps sans sépulture. Transportée d’amour pour ce jeune homme et affligée du sort de ses nourrices, Cybèle devint folle ; elle parcourut le pays, les cheveux épars, en gémissant et en battant du tambour. Marsyas saisi de commisération, se mit à la suivre volontairement, en souvenir de l’amitié qu’il lui avait autrefois portée. Ils arrivèrent ainsi ensemble chez Bacchus à Nyse, et ils y rencontrèrent Apollon, alors célèbre par le jeu de la cithare. On prétend que Mercure a été l’inventeur de cet instrument ; mais qu’Apollon est le premier qui s’en soit servi avec méthode. Marsyas étant entré en lutte avec Apollon pour l’art de la musique, ils choisirent les Nysiens pour juges. […]
Les auditeurs trouvèrent qu’Apollon avait raisonné juste, et ils ordonnèrent une nouvelle épreuve. Marsyas fut encore vaincu, et Apollon, que cette lutte avait aigri, l’écorcha tout vif. Apollon s’en repentit cependant peu de temps après ; et, contristé de ce qu’il avait fait, il brisa les cordes de sa cithare, et fit disparaître le mode d’harmonie dont il était l’inventeur. Les Muses retrouvèrent depuis la Mésé, Linus, la Lichanos, Orphée et Thamyris, l’Hypaté et la Parypaté. Apollon déposa dans la grotte de Bacchus sa cithare et les flûtes de Marsyas, devint amoureux de Cybèle et l’accompagna dans ses courses jusque chez les Hyperboréens. A cette époque, les Phrygiens étaient affligés par une maladie, et la terre était stérile. Dans leur détresse, les habitants s’adressèrent à l’oracle, qui leur ordonna d’enterrer le corps d’Attis et d’honorer Cybèle comme une déesse. Mais comme le corps d’Attis avait été entièrement consumé par le temps, les Phrygiens le représentèrent par la figure d’un jeune homme, devant laquelle ils faisaient de grandes lamentations, pour apaiser la colère de celui qui avait été injustement mis à mort ; cette cérémonie a été conservée jusqu’à présent. Ils font aussi en l’honneur de Cybèle des sacrifices annuels sur leurs anciens autels. Enfin ils lui construisirent un temple magnifique à Pisinunte, en Phrygie, et ils établirent des fêtes à la solennité desquelles le roi Midas contribua beaucoup. La statue de Cybèle est entourée de lions et de panthères, parce qu’on croit que cette déesse fut allaitée par ces animaux. Voilà ce que les Phrygiens et les Atlantes, habitant les bords de l’Océan, racontent de la mère des dieux.
Diodore de Sicile Bibliothèque historique, III, 53-59 , traduction de Ferdinand Hoefer (1851), extrait
Extrait n° 2 – L’origine de la castration des prêtres de Cybèle : la légende d’Attis selon Ovide
Ovide est l’auteur qui revient le plus longuement sur l’introduction du culte de Cybèle à Rome. Né en 43 av. J.-C. à Sulmone (centre de l’Italie), dans une famille aisée appartenant à l’ordre équestre, il devient vite l’un des poètes majeurs du règne d’Auguste. Mais, en 8 après J.C, il est assigné à résidence en Scythie mineure à Tomis (actuelle Constanţa en Roumanie), sur décision de l’Empereur, soit pour un poème ayant déplu à ce dernier, soit pour avoir pratiqué illégalement l’art divinatoire. Il y décède en 17 ou 18 ap. J.-C.
Les fastes sont rédigées durant son exil, vers l’an 15. Ovide y commente le grand calendrier religieux romain au jour le jour en mêlant mythologie, histoire factuelle, poésie et conversation avec les dieux et les muses. Dans cet extrait, il revient sur l’origine de l’émasculation volontaire pratiquée par les prêtres de Cybèle, les galles, mutilation ayant le lieu le 24 mars à l’occasion du dies sanguinaria.
Un signe de la muse m’apprit que j’avais deviné. « D’où vient, lui dis-je encore, cette rage de se mutiler soi-même. » Je me tus, et la Piéride commença ainsi : « Au milieu des forêts, un enfant phrygien, d’une beauté remarquable, nommé Attis, inspira une chaste passion à la déesse couronnée de tours ; elle voulut se l’attacher pour toujours, et lui confier la garde de ses temples. « Conserve toujours, lui dit-elle, ta pureté d’enfant. » Attis promit d’obéir. « Si je manque à ma promesse, dit-il, que ma première faiblesse soit mon dernier plaisir. » Il succomba cependant, et cessa d’être enfant dans les bras de la nymphe Sangaris. La déesse, irritée, veut se venger. L’arbre de la naïade tombe sous les coups de Cybèle ; la naïade ne faisait qu’un avec l’arbre : elle périt avec lui. La raison du jeune Phrygien s’égare ; croyant que le toit de sa demeure va s’écrouler, il prend la fuite, et gagne les plus hauts sommets du Dindyme.
« Éloignez ces flambeaux ! s’écrie-t-il, éloignez ces fouets ! » Souvent il jure que les furies de Paleste sont à ses côtés ; il se déchire le corps avec une pierre sanglante, et sa longue chevelure traîne au milieu d’une impure poussière. « C’est bien, dit-il ; que mon sang coule pour expier ma faute ; périsse cette partie de moi-même qui est cause de mon malheur. » Et, avant d’avoir achevé ces paroles, il se frappe à l’aine, et toute trace de virilité a disparu. C’est cet acte de fureur qu’imitent les ministres efféminés de Cybèle, quand, les cheveux épars, ils retranchent avec le fer ce membre qu’ils méprisent. » Ainsi la muse d’Aonie, à la voix mélodieuse, leva tous mes doutes sur la cause de ces violences.
Ovide Les fastes, IV, traduction modernisée de M. Nisard, 1857, extrait