Dans les années 1960, la montée du racisme arabophobe (anti-Algériens ou « anti-Nord-Africains ») produit une série de tracts anonymes. Toujours structurés de la même façon, ces textes reprennent les mêmes stéréotypes, faisant de l’Algérien un violeur qui vient prendre les Françaises (censées appartenir aux Français) et un profiteur. Ces logorrhées sont présentées comme des échanges épistolaires entre un Algérien immigré en France et un parent resté au bled ou comme des tracts prétendument signés d’une « amicale des Algériens en Europe ». On signale ainsi un de ces documents, sous forme de fausse lettre, circulant parmi les agents d’une administration du ministère des Finances, à Châlons-sur-Marne au tournant des années 1970-1980. Un autre, prétendument signé d’une « Amicale des Algériens en Europe », est mentionné en 1973 par le préfet de l’Aveyron qui, d’après l’historienne Michelle Zancarini Fournel1, semble prendre l’affaire pour argent comptant. Le Monde démontre que le tract circule en réalité depuis 1966, ce qui n’empêche pas les journalistes de lAurore, en 1971, ou du Démocrate vernonnais, en 1973, de s’y laisser prendre, au point que le conseil municipal de la petite commune euroise de Vernon se réunisse en urgence pour réagir à la provocation qu’il croit imputable à la prétendue amicale. Dans le cas de Vernon, on met en évidence le rôle de diffuseur de fausse nouvelle joué par les représentants locaux d’une jeune formation d’extrême-droite conduite depuis peu par un ancien collaborateur de Tixier-Vignancour…

DC


« En quelques heures, la nouvelle avait fait le tour de la ville : ce vendredi 7 décembre, à Vernon, dans l’Eure, le Démocrate publiait un article raciste, ouvertement raciste. Et signé, en plus… par l’Amicale des Algériens en Europe. Un comble !

Le texte s’adresse aux « frères émigrés », annonce d’abord la construction prochaine, dans plusieurs villes, de mosquées où l’on pourra prier Allah, puis ajoute : «Plutôt resserrer les liens entre nous et vivre en musulmans dans cette France que nous avons vaincue que de fraterniser avec ces Français qui valent moins cher que les  » pieds-noirs « … »

« N’ayez jamais confiance dans l’ouvrier français, d’un naturel raciste. Cet individu ne veut pas de notre société, surtout dans certaines usines employant des ouvriers anciens paras. On nous reproche certains viols, mais cela ne compensera pas la guerre d’Algérie et ne justifiera jamais le racisme imbécile de la classe ouvrière. Après tout, nous avons gagné la guerre et nous avons le droit de prendre des Françaises… Frères algériens, nous qui avons conquis la France jusqu’à Dunkerque, regroupons-nous… »

Les réactions ne se font pas attendre. De « vieux et fidèles lecteurs » écrivent au journal pour exprimer leur indignation devant cette « intolérable insulte », cette « provocation », cette « incitation au désordre ».

Le conseil municipal de Vernon, qui se réunit (en séance ordinaire) le soir même, évoque aussi « la si regrettable publication d’un tract odieux » et assure partager « l’indignation qui a saisi la population ». Les anciens combattants d’Afrique du Nord « qui ont fait leur devoir» demandent même au gouvernement de « prendre des mesures contre les étrangers qui ne savent pas respecter le pays qui leur permet de gagner leur vie… ». Beaucoup de bruit, et pourtant…

L’Amicale des Algériens ne tarde pas à réagir : dans une mise au point, elle affirme que ce tract est un « faux grossier dont le but est de créer la suspicion entre les travailleurs algériens et leurs collègues français, une véritable entreprise de provocation ». Maints indices permettent, en effet, de croire que ce « communiqué » n’est qu’un faux provocateur. On sait qu’il a déjà été distribué à plusieurs reprises depuis 1966. Apparu à cette époque dans la région marseillaise, il « parcourut la France », et on le retrouve en 1973 à Creil, puis à Épinal (Vosges), après avoir été publié dans le courrier des lecteurs de l’Aurore, le 21 octobre 1971 (ce journal publiera d’ailleurs un rectificatif).

Ses périodes de diffusion semblent bien correspondre à des moments de tension plus ou moins vive (crise du pétrole en 1971, drame de Marseille ces derniers mois).

À titre d’information

L’adresse qui est, à chaque fois, jointe au texte – 32, rue Louis-le-Grand, à Paris (2e) – est également fausse : il n’y a pas de numéro 32 dans la rue indiquée; quant à la date de parution, elle est… adaptable aux circonstances : le tract se termine sur ces quelques mots : « Vive le 1er novembre… anniversaire de notre révolution ! » L’Amicale des Algériens en Europe s’est décidée à porter plainte après une nouvelle distribution dans les environs de Creil au mois de mars dernier.

S’il semble fort difficile de démasquer les véritables auteurs du texte, il est beaucoup plus aisé de retrouver ceux qui n’hésitent pas à lui assurer, par intermittence, une fâcheuse publicité. Le tract est, en effet, parvenu à la rédaction du Démocrate vernonnais (comme à celles de deux autres journaux régionaux, qui ne l’ont pas publié) par l’intermédiaire du Front national, mouvement d’extrême droite dont le secrétaire général est M. Jean-Marie Le Pen. Les responsables régionaux de cette organisation l’ont envoyé aux divers journaux, « à titre d’information », en précisant qu’il avait été distribué le 1er novembre dans des grands ensembles de la région de Mantes (Yvelines). Mais on sait qu’en réalité cette diffusion a été faite par des Français… à des Français qui ne semblent pourtant pas être les destinataires naturels d’un tel appel.

Dans son numéro du 14 décembre, le Démocrate publie une page entière de réactions – fort diverses – et admet qu’une erreur a amené la publication, sans commentaires, du communiqué attribué à l’Amicale des Algériens. Un préambule devait servir d’introduction à ce texte pour indiquer : « Ce communiqué est un tract à caractère de provocation… Nous le publions à titre d’information. Nos lecteurs jugeront. » Et M. Marc Montourcy, nouveau directeur du journal, conclut : « La liberté de la presse passe parfois par quelques erreurs. »

Une erreur qu’ont su bien vite exploiter de courageux anonymes. Dans la nuit du 10 au 11 décembre, les murs de Vernon étaient parsemés d’affiches décorées d’un bandeau tricolore : en lettres bleues sur fond blanc, on pouvait lire : « La France occupée. Bravo pour le Démocrate ». « Réjouissez-vous. Ils vont violer vos enfants. Faites-leur confiance, ils ravitailleront vos enfants en drogue. » Mais, cette fois, les vertueuses réactions contre les insultes intolérables ont été rares… »

Dominique Pouchin, « Racisme et provocation », Le Monde, 2 janvier 1974.

1 M. Zancarini-Fournel, « La construction d’un “problème national” : l’immigration. 1973, un tournant ? », Cahiers de la Méditerranée, vol. 61, no 1, 2000. URL : https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_2000_num_61_1_1297