Comme tous les pays industrialisés, la France est touchée de plein fouet par le premier choc pétrolier de l’automne 1973 qui voit, dans le contexte de la guerre du Kippour, les prix du brut quadrupler en quelques mois. Cette hausse brutale, mais prévisible, affecte directement le pouvoir d’achat des Français, du fait de la forte augmentation des prix de l’essence et du fuel de chauffage.
Les quinze premières années de la cinquième République correspondent sur le plan économique à la période des Trente Glorieuses, pendant laquelle le pétrole importé devient l’énergie dominante, représentant en 1973 67,6% du bilan énergétique de la France! C’est aussi le moment où les Français s’équipent massivement en automobiles, encouragés depuis 1962 par la politique industrielle menée sous la houlette de Georges Pompidou, lui même grand amateur de belles voitures et de la vitesse.
Le prix du pétrole et de l’essence est donc devenue une question politique majeure et explique pourquoi le premier ministre y consacre un discours télévisé, le 30 novembre 1973. Pierre Messmer, grand résistant et fervent gaulliste, a été nommé chef du gouvernement par le président Pompidou, en juillet 1972, dont il poursuit l’orientation économique, en donnant la priorité à l’industrialisation du pays.
Son intervention à la télévision aux heures de grande écoute a pour objectif premier de rassurer les Françaises et les Français sur le maintien, à l’entrée de l’hiver, de l’approvisionnement en essence et en fuel, et de leur garantir surtout le maintien de leur mode de vie de plus en plus fondé sur l’usage quotidien de l’automobile.
Les mesures annoncées pour limiter l’impact de la crise sont assez indolores (réduction de la vitesse, de l’éclairage, de l’heure des programmes télé) et ressemblent à celles qui sont annoncées au même moment dans les autres pays occidentaux (Etats-Unis, Allemagne). Il s’agit de freiner la consommation, non de remettre en question un modèle de société fondé sur l’automobile que les Français ont adopté avec passion. La seule mesure de grande conséquence pour l’avenir du pays est celle « d’accélérer le programme de réalisation de nos centrales d’électricité nucléaire », qui sera mis en oeuvre et amplifié sous le septennat de V. Giscard d’Estaing, à partir de 1974.
De la crise industrielle qui s’annonce, point. Cécité ou volonté de ne pas effrayer les Françaises et les Français, avant Noël ?
Allocution télévisé du premier ministre Pierre Messmer à propos de la crise pétrolière
Depuis quelques semaines vous êtes submergés d’informations à propos du pétrole, d’informations souvent contradictoires, parfois absurdes et habituellement inspirées par des arrière-pensées politiques. On vous dit, par exemple, que le gouvernement a décidé d’imprimer des tickets de rationnement d’essence. Mais ces tickets existent depuis toujours dans l’hypothèse d’une crise grave. On vous dit que la France va manquer d’essence et en même temps qu’il est scandaleux qu’elle n’en manque pas. On vous dit que notre pays se plie devant des injonctions de tel groupe d’États, alors que la France est le seul pays qui n’ait jamais changé de politique vis-à-vis du Proche-Orient depuis 1967 et que nous pouvons être fidèles à nous-mêmes sans en rougir et sans penser à faire volte-face. Mais de tout cela, nous nous expliquerons plus complètement le moment venu.
Ce soir je voudrais simplement faire le point avec vous de la situation du pétrole. N’en déplaise aux amateurs de catastrophes, la situation de la France de ce point de vue est bonne, comparée à beaucoup d’autres pays. Et, nous n’avons pas de raison de le cacher, car nous le devons d’abord à notre propre politique d’approvisionnement pétrolier, au fait que depuis plus de quarante ans tous les gouvernements ont imposé des stockages importants et ont veillé à ce que ces stockages soient réalisés. Nous le devons aussi à la prévoyance, mais oui à la prévoyance, de mon gouvernement qui depuis plusieurs mois avait pris d’importantes précautions. Il en résulte que le niveau de nos stocks est tel qu’aucune restriction importante ne s’impose. J’ajoute que plusieurs pays arabes producteurs ont fait connaître leur intention de maintenir les approvisionnements à un niveau à peu près normal pour plusieurs pays d’Europe, dont la France.
Néanmoins personne ne peut dire, personne ne sait combien de temps durera la crise dans laquelle nous nous trouvons et, si cette crise dure longtemps, il est inévitable que la France finisse par en subir des conséquences, ne serait-ce qu’indirectes.
La politique énergétique de l’Europe est de ce point de vue une chose essentielle, et la réunion qui se tiendra dans quinze jours à Copenhague et à laquelle se rendra le président de la République est de ce point de vue très importante.
Pour l’avenir, nous avons décidé, vous le savez, de diversifier nos approvisionnements en énergie. Ainsi, nous avons décidé d’accélérer le programme de réalisation de nos centrales d’électricité nucléaire. Nous venons de décider, il y a quelques jours, de construire une grande usine d’enrichissement de l’uranium, cet uranium enrichi qui est nécessaire à l’approvisionnement des centrales électro-nucléaires, et, cette grande usine, nous la réaliserons, nous la construirons avec plusieurs pays d’Europe qui sont associés avec nous pour cette grande œuvre. Mais cela, c’est l’avenir ; ce soir, c’est du présent qu’il est question.
Du présent, pour lequel, par prudence, le gouvernement recommande aux Français de s’inspirer d’esprit d’économie, et a décidé plusieurs mesures précises. L’économie d’abord, car il est vrai que, depuis des années, nous vivons dans un pays où l’énergie est abondante sinon à bon marché. Il en résulte, comme toujours dans ces cas-là, des gaspillages auxquels maintenant il faut mettre un terme, et auxquels il est facile de mettre un terme par un grand nombre de petites mesures quotidiennes que chaque Français doit avoir le souci de prendre, qu’il s’agisse du chauffage de nos habitations, qu’il s’agisse de l’utilisation des transports en commun, de préférence à l’utilisation des véhicules individuels dans les grandes agglomérations, et en particulier dans la région parisienne, ou qu’il s’agisse aussi du bon réglage des moteurs de nos voitures.
Sur tous ces sujets, une campagne d’information vous donnera ce que vous devez savoir et cette campagne d’information sera réalisée dans la presse, par la radio, par la télévision. J’ajoute que l’administration, comme c’est son devoir, donnera l’exemple, et j’ai déjà confirmé un certain nombre de décisions en ce qui concerne l’éclairage et le chauffage des locaux administratifs ou l’utilisation des véhicules de l’administration.
Mais je veux maintenant vous parler des décisions qui ont été prises. D’abord, il nous faut économiser l’essence auto. Pour le faire, nous n’avons pas envisagé un seul instant d’interdire la circulation automobile le dimanche, parce que cette décision pénaliserait la masse de ceux qui ne peuvent pas prendre de longs week-ends parce qu’ils ne disposent que de leur samedi après-midi et de leur dimanche. Pour économiser l’essence auto, nous avons donc décidé de limiter la vitesse à 90 kilomètres à l’heure sur toutes les routes de France et à 120 kilomètres à l’heure sur les autoroutes.
Naturellement, cette limitation de vitesse a comme conséquence que les courses automobiles et les rallyes seront jusqu’à nouvel ordre suspendus. Il faut aussi économiser l’essence avion. Pour cela nous avons donné instruction aux compagnies de transport aérien de limiter au strict nécessaire la fréquence de leurs liaisons sur les principales routes aériennes, étant entendu que s’agissant de routes internationales, nos compagnies prendront leurs décisions en accord avec les compagnies étrangères.
Et puis, il faut aussi limiter la consommation d’électricité parce que dans notre pays une grande partie de l’électricité est produite par des centrales au fuel. L’E.D.F. est d’ailleurs le principal consommateur de pétrole en France. Pour réduire la consommation d’électricité, nous avons décidé d’interdire, de 10 heures du soir à 7 heures du matin, la publicité lumineuse, l’éclairage des vitrines des magasins et les illuminations des monuments publics, sauf le samedi soir et pendant la période des fêtes. Nous avons décidé d’interdire tous les jours, de 10 heures du soir à 7 heures du matin, l’éclairage des immeubles et en particulier des tours à usage de bureaux lorsque ces bureaux sont inoccupés. Enfin, toujours pour économiser de l’électricité, nous avons demandé à l’O.R.T.F. de réexaminer ses programmes afin que la télévision interrompe ses émissions chaque soir à 11 heures du soir sauf le samedi et pendant la période des fêtes.
Voilà quelles sont les décisions que nous avons prises. Comme vous pouvez le constater, elles font appel à votre sagesse. Mieux elles seront respectées et mieux cela sera pour tout le monde. Dans l’immédiat, pendant l’hiver qui approche, et même au-delà si c’est nécessaire.
Aux Françaises et aux Français qui m’écoutent, je voudrais dire que je fais appel, dans cette circonstance, à leur esprit de discipline civique et aussi à leur sens de la solidarité, de cette solidarité qui, à tout le moins, doit commencer par être nationale.
Pierre Messmer, premier ministre, discours télévisé, 30 novembre 1973
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