Entre septembre 1941 et septembre 1943, George Orwell fut chroniqueur auprès de la BBC, en charge de diffuser des programmes culturels et politiques à destination de l’Inde, afin de contrer la propagande de l’Axe à destination de la colonie britannique. Loin d’être un emploi d’ordre exclusivement alimentaire, ce poste permit à Orwell de développer et de présenter des propos de grande qualité dont l’ouvrage Chroniques du temps de la guerre, publié aux Belles Lettres, rend parfaitement compte.
Le texte ci-dessous est extrait d’un court écrit (présent dans l’ouvrage cité supra) intitulé « Du beurre et des canons ». Orwell y affirme que les loisirs sont nécessaires en temps de guerre. Plus encore, il considère que la guerre a forcé les Anglais à cesser de s' »abreuver de plaisirs frelatés, concoctés (…) à Hollywood ou au bénéfice des fabricants de bas de soie, sans parler de l’alcool et du chocolat » au profit de plaisirs simples hautement appréciés par l’auteur.
Du beurre et des canons
20 janvier 1942
(…)
« Un peuple en guerre- à savoir, en règle générale, un peuple appelé à travailler davantage et dans des conditions plus difficiles que d’ordinaire- ne saurait (…) se passer de repos et de distractions, probablement plus nécessaires en temps de guerre qu’en temps normal. On ne peut toutefois, quand on se bat, se permettre de gaspiller les biens d’équipement ; car cette guerre est essentiellement une guerre de machines, et le moindre bout de métal utilisé pour fabriquer des phonographes, le moindre écheveau de soie consacré à la confection de bas, correspond à une diminution des investissements productifs, qu’il s’agisse d’avions et de canons ou de parachutes et de barrages de ballons. (…)
C’est ainsi que les impératifs de la guerre amènent peu à peu le peuple anglais à adopter envers ses loisirs une attitude plus créatrice. On peut citer à cet égard un exemple très caractéristique. Pendant les grandes attaques aériennes, les gens qui se trouvaient parqués tous ensemble des heures durant dans les abris du métro n’avaient rien, sur place, qui pût meubler leur oisiveté forcée. Éprouvant le besoin de se distraire, ils improvisèrent des concerts d’amateurs qui étaient parfois d’une qualité étonnante et remportaient un franc succès.
Mais ce qu’il y a sans doute de plus significatif est l’intérêt croissant qui s’est manifesté au cours de deux dernières années pour la littérature. La lecture s’est développée de façon considérable- en raison, notamment, des masses d’hommes sous les drapeaux cantonnés dans des casernes où ils n’ont pas grand-chose à faire durant leurs heures de liberté. La lecture est l’une des distractions les plus économiques qui soient, dans tous les sens du terme. Un livre tiré à 20 ou 30000 exemplaires consomme moins de papier et emploie moins de main-d’œuvre que la seule édition d’un quotidien ; or, chaque exemplaire de ce livre peut passer par des centaines de mains avant d’aller au pilon. Mais, précisément parce que l’habitude de lire s’est largement répandue et que les gens ne sauraient lire sans se cultiver peu ou prou, le niveau intellectuel moyen des livres publiés s’est très sensiblement élevé. (…).
Parallèlement, le sport et le théâtre amateur connaissent une nouvelle vogue dans l’armée ; quant à certaines distractions telles que le jardinage, non seulement elles ne coûtent rien, mais encore elles sont réellement productives. Bien que l’Angleterre ne soit pas un pays agricole à proprement parler, les Anglais adorent jardiner et, depuis la déclaration de guerre, le gouvernement a tout fait pour encourager ce type d’activité. On peut trouver presque partout des lopins de terre, y compris dans les grandes villes ; des milliers d’hommes qui, autrement, auraient passé leurs soirées dans des pubs à jouer aux fléchettes les consacrent à présent à cultiver des légumes pour nourrir leur famille. Et, durant ce temps-là, les femmes qui, en temps de paix, se seraient installées paisiblement dans un cinéma restent maintenant sagement à la maison pour tricoter des chaussettes et des passe-montagnes pour les soldats russes.
Avant la guerre, on encourageait la population à dépenser- dans la mesure, bien entendu, des moyens de chacun. On aurait dit que la règle consistait à vendre à autrui tout ce que l’on pouvait ; et ceux qui « réussissaient » étaient ceux qui vendaient le plus de biens consommables et en tiraient un bénéfice substantiel. Lorsque nous en avons pris conscience, il nous a fallu simplifier nos existences et revenir de plus en plus à nos propres ressources spirituelles au lieu de nous abreuver de plaisirs frelatés, concoctés pour nous à Hollywood ou au bénéfice des fabricants de bas de soie, sans parler de l’alcool et du chocolat. C’est sous la pression de ces nécessités économiques que nous avons redécouvert les plaisirs les plus simples : la lecture, la marche, le jardinage, la natation, la danse, le chant- que nous avions à peu près oubliés durant les années d’insouciance qui ont précédé la guerre ».
Source : G. Orwell, « Du beurre et des canons », in Chroniques du temps de la guerre (1941-1943), Les Belles Lettres, 2021, p. 3-4 et p. 6-8.