Les années 1920 voient l’irruption dans le quotidien d’un certain nombre d’objets de consommation parmi lesquels l’automobile, réservée à une élite mais qui nourrit la chronique des accidents avec un nombre annuel de morts supérieur aux 3.239 décès de 2019. Un autre objet de consommation envahit progressivement les journaux : la TSF. A l’instar  de l’internaute du milieu des années 1990, le sans-filiste est membre d’un cercle restreint ou d’une avant-garde. Si la consommation est familiale, la manipulation technique de la TSF est évidemment genrée. Le sans-filiste est un technicien. Il a besoin d’un savoir-faire acquis via une bonne documentation. À mesure que la TSF change l’organisation du quotidien, on commence à imaginer les dérives qu’elle pourrait engendrer : diffusion de fausses nouvelles par des postes clandestins, dictatures, etc. C’est un des thèmes de ce texte de Charles Nordmann paru dans Le Matin, le 21 novembre 1923.


ANTICIPATIONS
Demain la T.S.F bouleversera la vie.

Il y a beaucoup de choses surprenantes dans la T. S. F. […] Les poètes, romanciers, dramaturges et autres aligneurs – parfois pour notre plaisir – de mots bien mis en rang, n’ont point encore aperçu tout le parti qu’ils pourraient tirer de cette révolution dans les mœurs humaines.

Cela viendra pourtant, n’en doutons point. Cela viendra pour le renouvellement, dans un cadre inédit, de ces barrissements sentimentaux éternellement répétés par les mêmes échos à travers les siècles. Cela viendra quand la transfiguration, dès maintenant apportée dans les mœurs, et dans toutes les directives de la vie, aura développé ses effets. Il y a au bas mot en France, et dès aujourd’hui, trois cent mille familles possédant des postes d’écoute de radio-téléphonie. Bientôt il y en aura des millions. A toutes ces oreilles tendues chaque jour vers les ondes qui parlent, des stations publiquement connues et officiellement réglementées versent des vérités contrôlées. Mais les gouvernements et ceci est vrai pour tous les pays du monde ont-ils songé aux postes clandestins et à tout ce qu’ils pourraient dire impunément ? Car, enfin, quoi qu’on ait prétendu, un poste émetteur capable d’être entendu dans toute l’étendue d’une cité comme Paris est très facile à construire et le sera bientôt plus encore. Le repérer exactement est fort difficile et sera pratiquement impossible pourvu qu’il se déplace, chose aisée, entre ses émissions successives. A-t-on songé qu’en temps de guerre de tels postes pourraient, par des fausses nouvelles, semer l’affolement dans une ville entière, et avec les plus graves conséquences ? A-t-on songé qu’en d’autres temps ils suffiraient peut-être à déclencher des paniques, des coups de Bourse, des émeutes ? A-t-on songé à tous les drames publics et privés, à toutes les mystifications que pourront créer ces mystérieux Mane, Thécel, Pharès, qu’une initiative criminelle et hardie jetterait anonymement à toutes ces oreilles amies qui écoutent. Pour moi, j’imagine très bien que de grands bouleversements sociaux ou militaires pourront dans un avenir peu lointain avoir pour agent essentiel cette invention qui a et qui aura de plus en plus l’ « oreille du public ».

Et pour ne parler que de préoccupations plus prochaines et moins graves, comment ne pas voir le puissant moyen de diffusion politique que peut procurer la radiotéléphonie – je suppose que cela se passe au Monomotapa – pour agir auprès des électeurs en faveur de quelqu’un ou contre quelqu’un ? Quel agrément pour l’électeur qu’une réunion publique où l’on n’oblige pas les gens à bouger du coin de leur feu et où l’orateur est sûr de ne pas entendre la contradiction.

Les mœurs des sociétés seront assurément métamorphosées par ce mécanisme nouveau qui de l’âme à l’âme communique et par toutes ses conséquences. Parmi celles-ci, il en est de bienfaisantes. Ce sont les aveugles et les malades que le monde extérieur vient visiter chez eux sur l’aile des ondes de Hertz, sur cette aile qui, muette en chemin, se fait soudain bruissante et musicale lorsque la galène l’intercepte sur ses noires facettes luisantes. Quelle belle idée a eue l’Assistance publique de Paris d’essayer des postes récepteurs dans certains – trop rares – de ses asiles de vieillards ! Et quel bien fera, quel bien se fera à lui-même le mécène qui voudra faire généraliser cela, et rendre mille contacts joyeux avec la vie aux pauvres inclinés vers la tombe prochaine. Mais si les poèmes et les romans n’ont pas encore pu s’emparer de cette magie, la voix nouvelle et rythmée qui parle aux foules, si vastes et lointaines soient-elles, du moins les sans-filistes sentent puissamment toute la joie mystérieuse qui poétise aujourd’hui leur solitude. Quel mystérieux « voyage autour de ma chambre » ils peuvent faire chaque jour ! Un léger déplacement du curseur d’ébonite sur les spires cuivrées – volutes immobiles de la bobine d’accord qui transmute un silence rythmé en un chantant – et le sans-filiste fait comparaître à volonté tout l’univers devant lui. Et lui, il se tait et ceux qui l’entourent se taisent immobiles, le casque en tête, ravis par tous ces contacts immatériels de leur cerveau avec le monde. Car le plus grand miracle peut-être de la T.. S. F. est d’avoir, dans les maisons de ses adeptes, fait régner le silence, le doux silence du rêve.

Charles Nordmann, « Anticipations », Le Matin, 21 novembre 1923, page 1.

Y  https://gallica.bnf.fr/Le Matin, 21 novembre 1923