Peu d’événements ont autant bouleversé la conception de l’histoire que la fondation par  Marc Bloch et Lucien Febvre des Annales d’histoire économique et sociale, en janvier 1929. Cet événement  historiographique s’est révélé d’une fécondité exceptionnelle.

Nous présentons ici le texte qui ouvre le premier numéro des Annales, dans lequel les deux directeurs de la revue, Marc Bloch et Lucien Febvre, présentent leur projet.

Les deux auteurs, Marc Bloch (1886-1944) et Lucien Febvre (1878-1956), sont tous deux professeurs à l’université de Strasbourg. L’un est médiéviste, l’autre moderniste. Ils sont unis par la même passion, la même vision de l`histoire et par une amitié qui n’est pas si fréquente dans les milieux universitaires. Au moment où est lancé le projet des Annales, l´histoire universitaire souffre d’une sorte d’engourdissement, avec un corps professoral peu  nombreux (68 chaires d’histoire en  1938, selon Antoine Prost1), des professeurs vieillissants et une domination écrasante de l’histoire politique et événementielle. C’est contre cette « histoire historisante » que le  projet des Annales est conçu.

Le projet des Annales a pour ambition de décloisonner et d’ouvrir le champ de la discipline historique : en l’ouvrant à d’autres aspects de l’étude du passé  : l´’économie, l’histoire sociale (puis plus tard l’histoire des mentalités dont Lucien Febvre a été un pionnier) ; en favorisant l’interdisciplinarité et  le dialogue avec les autres sciences humaines, l’économie et la sociologie, dont  les Annales se proposent de favoriser les « échanges intellectuels plus fréquents »   et d’être le lieu de rencontre  entre « des travailleurs d’origines et de spécialités différentes ».

Le projet des Annales a été réalisé  sans doute au delà  des ambitions initiales de ses deux créateurs, devenant une véritable « école » après la deuxième guerre mondiale, école historiographique  qui a profondément renouvelé la manière de faire de l’histoire. Mais ceci est, comme on dit, une autre histoire …

1  cf : Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, édition du Seuil, collections Points-histoire, chapitre 2.


A NOS LECTEURS

Grâce à la largeur de vues d’un grand éditeur, grâce à un concours de collaborateurs français et étrangers, dont l’empressement a été pour nous une joie et un encouragement, nos Annales, dessein depuis longtemps mûri, peuvent paraître aujourd’hui et tenter d’être utiles. Nous en remercions les auteurs véritables.

Encore un périodique, et qui plus est, un périodique d’histoire économique et sociale ? Certes, nous le savons, notre revue, dans la production française, européenne ou mondiale, ne vient pas la première. Nous croyons pourtant que, à côté de ses glorieuses aînées, elle aura sa place marquée au soleil. Elle s’inspire de leurs exemples, mais elle apporte un esprit qui lui est propre.

Historiens l’un et l’autre, ayant fait sensiblement les mêmes expériences et tiré d’elles les mêmes conclusions, nous sommes, depuis longtemps, frappés des maux qu’engendre un divorce devenu traditionnel. tandis qu’aux documents du passé les historiens appliquent leurs bonnes vieilles méthodes éprouvées, des hommes de plus en plus nombreux consacrent, non sans fièvre parfois, leur activité à l’étude des sociétés et des économies contemporaines : deux classes de travailleurs faites pour se comprendre et qui, à l’ordinaire, se côtoient sans se connaître. Ce n’est pas tout. Parmi les historiens eux-mêmes, comme parmi les enquêteurs que préoccupe le présent, bien d’autres cloisonnements encore : historiens de l’antiquité, médiévistes et « modernisants » ; chercheurs voués à la description des sociétés dites « civilisées » (pour user d’un vieux terme dont le sens chaque jour se modifie davantage) ou attirés au contraire par celles qu’il faut bien, faute de meilleurs mots, qualifier soit de « primitives», soit d’exotiques … Rien de mieux, bien entendu, si chacun, pratiquant une spécialisation légitime, cultivant laborieusement son propre jardin, s’efforçait néanmoins de suivre l’œuvre du voisin. Mais les murs sont si hauts que, bien souvent, ils bouchent la vue. Que de suggestions précieuses, cependant, sur la méthode et sur l’interprétation des faits, quels gains de culture, quels progrès dans l’intuition naîtraient, entre ces divers groupes, d’échanges intellectuels plus fréquents ! L’avenir de l’histoire économique est à ce prix, et aussi la juste intelligence des  faits qui demain seront l’histoire.

C’est contre ces schismes redoutables que nous entendons nous élever. Non pas à coup d’articles de méthode, de dissertations théoriques. Par l’exemple et par le fait. Réunis ici, des travailleurs d’origines et de spécialités différentes, mais tous animés d’un même esprit d’exacte impartialité, exposeront le résultat de leurs recherches sur des sujets de leur compétence et de leur choix. Il nous paraît impossible que d’un tel contact les intelligences averties ne tirent pas rapidement les leçons nécessaires. Notre entreprise est un acte de foi dans la vertu exemplaire du travail honnête, consciencieux et solidement arme

LES DIRECTEURS.

Marc Bloch et Lucien Febvre, Annales d’histoire économique et sociale, nº1, 15 janvier 1929