Marc Bloch (1886-1944) fut incontestablement un des plus grands historiens du XXe siècle. Grand médiéviste, il est le fondateur en 1929 avec son collègue et ami Lucien Febvre des Annales d´histoire économique et sociale. Les Annales furent une révolution historiographique majeure, traçant une frontière entre un avant et un après dans la manière de « faire de l’histoire ». Il est aussi l’auteur d’un chef d’oeuvre d´histoire immédiate : L’étrange défaite. Rédigé pendant l’été 1940, juste après la débâcle, L’étrange défaite demeure de nos jours une des analyses les plus pertinentes des causes de l’effondrement de juin 1940.
L’extrait très célèbre présenté ci-dessous est issu du premier chapitre de L’étrange défaite, intitulé « Présentation du témoin ». Ayant servi dans l’armée en 1940, Marc Bloch a vu de près le désastre militaire du printemps 1940 et l’effondrement de la République qui s’en est suivi. C’est en tant que témoin du « plus atroce effondrement de notre histoire » que Marc Bloch prétend écrire mais historien avant tout, il considère que le lecteur doit avant tout savoir qui parle et de quel point de vue.
Le fait que Marc Bloch évoque ses origines juives alors qu’il « ne pratique point », doit être replacé dans le contexte de la montée de l’antisémitisme des années 30 et de celui de la politique de Vichy dont il semble pressentir la violence à venir. Mais le portrait que Marc Bloch fait de lui-même est avant tout celui d’un ardent républicain patriote et résistant qui finira par payer de sa vie son amour de la France, une France qui rejette « la notion même de race pure [comme] une absurdité particulièrement flagrante ».
[…] Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de « métèque ». Je leur répondrai, sans plus, que mon arrière-grand père fut soldat, en 93 ; que mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégée ; que mes deux oncles et lui quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion au IIe Reich ; que j’ai été élevé dans le culte de ces traditions patriotiques, dont les Israélites de l’exode alsacien furent toujours les plus fervents mainteneurs ; que la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux. […]
Marc Bloch, L’étrange défaite, extrait du chapitre 1