Marc Bloch (1886-1944) fut incontestablement un des plus grands historiens du XXe siècle. Grand médiéviste, il est le fondateur en 1929 avec son collègue et ami Lucien Febvre des Annales d´histoire économique et sociale. Les Annales furent une révolution historiographique majeure, tracant une frontière entre un avant et un après dans la manière de « faire de l’histoire ».
Il est aussi l’auteur d’un chef d’oeuvre d´histoire immédiate : L’étrange défaite. Rédigé pendant l’été 1940, juste après la débâcle, L’étrange défaite demeure de nos jours une des analyses les plus pertinentes des causes de l’effondrement de juin 1940.
Historien dans la Cité, Marc Bloch fut aussi un républicain patriote. Combattant pendant la première guerre mondiale, alors qu´à 53 ans et père de famille nombreuse il n’est plus mobilisable, il demande à servir et voit de près la défaite militaire et l’effondrement de la République au printemps 1940. Enfin, il s’engage dans la résistance active en 1943 dans la région lyonnaise. Arrêté en mars 1944, il meurt en héros, fusillé par les Allemands le 16 juin 1944.
L’extrait proposé est issu du dernier ouvrage de Marc Bloch resté inachevé : Apologie pour l´histoire ou métier d’historien. Il est publié en 1949 par son ami Lucien Febvre auquel Marc Bloch pensait dédicacer ce livre. Il ne cesse depuis d´être réédité. Répondant à l’interrogation de l’un de ses enfants qui lui aurait demandé : « Papa, explique moi donc à quoi sert l’histoire », Marc Bloch nous délivre ici un véritable discours de la méthode sur ce qu’est l’histoire et sur la façon dont elle s’élabore, en tant que science du passé des hommes en société.
L’extrait ci-dessous provient de l’introduction. Marc Bloch y exprime son amour et sa passion de l’histoire, parce « qu’elle est distrayante » et « que le spectacle des activités humaines, qui forme son objet particulier, est, plus que tout autre, fait pour séduire l’imagination des hommes ». L’histoire sert, bien sûr, à autre chose et c’est l’objet principal d’Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien. Mais, de grâce, ne retirons pas à l’histoire « sa part de poésie ».
[…] Encore, cependant, convient-il de savoir ce que veut dire ce mot « servir ». [il répond à la question À quoi sert l’histoire?]
Certes, même si l’histoire devait être jugée incapable d’autres services, il resterait à faire valoir, en sa faveur, qu’elle est distrayante. Ou, pour être plus exact — car chacun cherche ses distractions où il lui plaît — qu’elle paraît telle, incontestablement, à un grand nombre d’hommes. Personnellement, d’aussi loin que je me souvienne, elle m’a toujours beaucoup diverti. Comme tous les historiens, je pense. Sans quoi, pour quelles raisons auraient-ils choisi ce métier ? Aux yeux de quiconque n’est point un sot, en trois lettres, toutes les sciences sont intéressantes. Mais chaque savant n’en trouve guère qu’une dont la pratique l’amuse. La découvrir, pour s’y consacrer, est proprement ce qu’on nomme vocation.
En soi, d’ailleurs, cet indéniable attrait de l’histoire mérite déjà d’arrêter la réflexion.
Comme germe d’abord et comme aiguillon, son rôle a été et demeure capital. Avant le désir de connaissance, le simple goût ; avant l’œuvre de science, pleinement consciente de ses fins, l’instinct qui y conduit : l’évolution de notre comportement intellectuel abonde en filiations de cette sorte. Il n’est pas jusqu’à la physique dont les premiers pas ne doivent beaucoup aux vieux « cabinets de curiosités ». Nous avons vu, de même, les petites joies de l’antiquaille figurer au berceau de plus d’une orientation d’études qui, peu à peu, s’est chargée de sérieux. Telles la genèse de l’archéologie et, plus près de nous, du folklore. Les lecteurs d’Alexandre Dumas ne sont peut‑être que des historiens en puissance, auxquels manque seulement d’avoir été dressés à se donner un plaisir plus pur et, à mon gré, plus aigu ; celui de la couleur vraie.
Que, d’autre part, ce charme soit bien loin de s’éteindre, une fois l’enquête méthodique abordée, avec ses nécessaires austérités; qu’alors au contraire — tous les véritables historiens peuvent en témoigner — il gagne encore en vivacité et en plénitude ; il n’y a rien là, en un sens, qui ne vaille pour n’importe quel travail de l’esprit. L’histoire, pourtant, on n’en saurait douter, a ses jouissances esthétiques propres, qui ne ressemblent à celles d’aucune autre discipline. C’est que le spectacle des activités humaines, qui forme son objet particulier, est, plus que tout autre, fait pour séduire l’imagination des hommes. Surtout lorsque, grâce à leur éloignement dans le temps ou l’espace, leur déploiement se pare des subtiles séductions de l’étrange. Le grand Leibniz lui-même nous en a laissé l’aveu : quand, des abstraites spéculations de la mathématique ou de la théodicée, il passait au déchiffrement des vieilles chartes ou les vieilles chroniques de l’Allemagne impériale, il éprouvait, tout comme nous, cette « volupté d’apprendre des choses singulières ». Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie. Gardons-nous surtout, comme j’en ai surpris le sentiment chez certains, d’en rougir. Ce serait une étonnante sottise de croire que, pour exercer sur la sensibilité un si puissant appel, elle doive être moins capable de satisfaire aussi notre intelligence. […]
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, introduction, 1949 pour la 1ere édition