L’historien Jules Isaac a marqué de nombreuses générations d’élèves de collège et de lycée par la rédaction de manuels scolaires, les fameux « Malet-Isaac »1. Cependant, l’oeuvre de Jules Isaac ne se réduit pas à sa brillante carrière dans l’Education nationale, comme en témoigne le texte que nous proposons ici.
Rédigée par l’historien Jacques Madaule qui ne cache pas son affection et son admiration pour Jules Isaac, cette courte nécrologie en forme d’hommage est publiée dans le mensuel du MRAP, Droit et Liberté, dans son numéro de septembre 1963, suite au décès de l’historien survenu le 5 septembre 1963, à l’âge de 85 ans.
Jacques Madaule (1898-1993) rend hommage à un historien républicain engagé qui fit du combat pour la vérité une ligne de conduite « toute sa vie ». Il insiste aussi sur une dimension essentielle du destin de Jules Isaac : Juif français bien intégré2, l’historien est victime de l’antisémitisme d’Etat du régime de Vichy qui lui enlève sa femme et sa fille déportées et assassinées à Auschwitz. Jules Isaac consacre alors les vingt dernières années de sa vie à étudier la « Genèse de l’antisémitisme » et à oeuvrer au dialogue et à « l’amitié judéo-chrétienne ».
1 : les manuels d’histoire « Malet-Isaac », publiés à partir de 1902 par les éditions Hachette, portent le nom de leurs deux auteurs. Cependant, Albert Malet étant mort à la guerre en 1915, Jules Isaac poursuit seul la tâche et il est donc le principal rédacteur de la collection.
2 : on ne peut s’empêcher ici de penser à l’immense historien contemporain de Jules Isaac, Marc Bloch.
Un combattant : JULES ISAAC (1877-1963)
En 1959, le jury du Prix de la Fraternité le décernait à Jules Isaac pour l’ensemble de son œuvre, et plus spécialement Genèse de l’antisémitisme et Jésus et Israël qui avait été réédité cette année-là. Aujourd’hui, nous pleurons la mort de Jules Isaac.
Au moment où je mettais la main à la plume pour lui rendre ici un dernier hommage, je recevais d’une personne qui le touchait de très près, une émouvante communication où l’on me rappelait qu’Isaac était essentiellement un combattant et qu’il avait choisi pour devise : Pro veritate bellator, celui qui se bat pour la vérité. Ces mots résument, en effet, toute sa vie. Dans sa jeunesse, il avait été engagé avec Péguy, qui fut son ami, dans la bataille dreyfusienne. Bataille qui, pour lui, était essentiellement une bataille pour la vérité. À cette époque, Isaac, suivant son propre témoignage, n’avait pas encore pris nettement conscience de son état de Juif. Quand il fut mobilisé, en 1914, il se battit pour la France, comme l’avaient fait avant lui son grand-père, soldat de la Grande Armée et son père, officier de carrière.Plus tard, il lui vint des doutes sur les responsabilités véritables de cette catastrophe européenne et il employa son talent d’historien à en scruter les origines. Lorsque la France s’effondra, en 1940, sous le pseudonyme de Junius, Isaac écrivait contre les gens de Vichy, qui célébraient la « divine surprise », un admirable pamphlet intitulé « les Oligarques ». La passion seule de la vérité et de la justice l’y avait poussé. Le féroce antisémitisme hitlérien n’avait encore frappé ni Madame, ni Mademoiselle Isaac, lorsque Jules Isaac fut amené à réfléchir sur les responsabilités chrétiennes dans l’origine de l’antisémitisme. Quand l’effroyable malheur l’atteignit, Isaac avait déjà écrit la plus grande partie de Jésus et Israël. Telle est l’oeuvre que, dans un dernier billet écrit avant qu’elle ne disparût pour toujours, Madame Isaac demandait à son mari de poursuivre.
Il l’a poursuivie et terminée. Mais, il a fait davantage : il a consacré les années qui lui restaient à vivre, à fonder et à promouvoir l’Amitié judéo-chrétienne, une amitié qui n’est possible que si elle est fondée sur la vérité. Voilà pourquoi Isaac n’a pas cessé de dire aux Chrétiens des vérités désagréables, notamment dans Genèse de l’antisémitisme. Mais c’étaient des vérités salutaires et elles étaient dites comme seul un ami peut les dire à des amis. L’année même de sa mort, sous le titre de L’Enseignement du mépris, Isaac a repris, en les résumant, toutes ses thèses et cet ouvrage constitue son testament spirituel.
Un homme tel qu’Isaac ne meurt pas tout entier. Son œuvre lui survit de bien des manières. Si, par exemple, le Concile actuellement réuni, prend les décisions que nous espérons sur l’enseignement chrétien concernant les Juifs, c’est en grande partie à l’action persévérante d’Isaac, aux visites qu’il fit à Pie XII et à Jean XXIII, à ses démarches auprès du Cardinal Bea que nous le devrons. Sa fille, L’ amitié judéo-chrétienne, lui survit aussi. Elle essayera de se montrer toujours à la hauteur des exigences de son fondateur disparu. Ce ne sera pas toujours facile, car ces exigences étaient grandes : à la vérité, elles étaient sans limites, comme l’amour même qu’Isaac portait à la vérité et à ses frères les hommes.Je dis bien les hommes, et non pas seulement les Juifs. Car ce grand Juif, qui honora ses origines et à qui la communauté juive rend un juste et légitime hommage, appartient à l’humanité tout entière. Nul n’était plus éloigné que lui de tout sectarisme et de toute étroitesse. Il était un libre croyant. La génération de laïques qui fut la sienne, transmet à la nôtre et à celles qui nous suivent, un message humaniste : le message de l’Université de France, dont Jules Isaac fut aussi un grand serviteur. Promettons-nous, sur la tombe qui vient de se fermer, que nous serons fidèles à cet engagement, plus nécessaire aujourd’hui qu’il ne le fut jamais.
Jacques Madaule, Droit et Liberté, 15 septembre 1963, nº224, page 11