L’embrasement au Moyen-Orient auquel nous assistons, depuis les attaques du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023, a remis sur le devant de la scène la question hautement sensible du terrorisme. En 1849, dans son essai « Der Mord » (« Le meurtre »), Karl Peter Heinzen pose les bases conceptuelles du terrorisme moderne. Il justifie en ce sens le fait que les populations civiles soient directement prises pour cible, la cause justifiant d’utiliser tous les moyens, y compris les pires actes criminels.
Cet héritage intellectuel est remis en question de nos jours à travers divers questionnements éthiques et politiques. Qui peut être qualifié, ou non, de terroriste ? Comment expliquer que certains puissent voir dans des attaques des actions de résistance, là où d’autres y voient des actes terroristes ?
Pour essayer de comprendre ces fractures il importe de revenir aux fondamentaux : les textes et leur mise en perspective. Un peu plus d’un siècle après Karl Peter Heinzen, le terrorisme est à nouveau abordé, dans une approche aussi déterminée que pratique, au point de nourrir une réflexion stratégique.
Le militant communiste Carlos Marighella, né en 1911 à Salvador de Bahia, s’oppose frontalement, dès 1964, à la prise de pouvoir au Brésil, alors gouverné par le président démocratiquement élu João Goulart, par un regroupement de militaires et de civils. Le Brésil devient alors une dictature militaire marquée par de graves atteintes aux droits de L’Homme et la violence d’Etat. Dans la droite ligne de l’expérience initiée par les « Focos » de Che Guevara, Carlos Marighella propose un outil de réflexion pour parvenir à la libération du Brésil et servir de modèle aux différentes luttes anti-impérialistes à travers le monde.
Contrairement au foco (foyer) qui prône la mise en place de foyers de guérillas rurales, à la manière du Vietcong qui combat alors les troupes américaines au Vietnam, Carlos Marighella renverse l’approche en faisant de la ville le cœur de la révolte. Dans un court essai intitulé « mini-manuel du guérillero urbain », le militant propose d’exercer une pression constante sur les autorités au pouvoir, à travers une série d’actions violentes. Sont visés les cadres du régime, mais aussi de façon plus globale la tranquillité des villes ; d’une insécurité constante découlera une montée de la répression gouvernementale. Alors, la population épuisée par la répression policière se retournera contre le gouvernement et favorisera la mise en place d’un régime révolutionnaire.
Parmi les approches proposées, Carlos Marighella cite explicitement le terrorisme comme moyen de parvenir à ses fins. Les actions terroristes sont déjà une réalité en Amérique latine au moment où le révolutionnaire rédige son manuel. Le Mouvement de la gauche révolutionnaire abat ainsi, en 1963, au Vénézuela, le ministre de la justice. De fait, au cours de l’année 1968, les actions se multiplient en Argentine, en Uruguay et au Brésil. Assassinats, rapts, hold-ups et autres attaques spectaculaires pour passer dans les médias se multiplient, diffusant un climat de peur.
Carlos Marighella échoue finalement ; quelques mois après la rédaction de son manuel (juin 1969), il est abattu à Sao Paulo (novembre 1969). Voici quelques extraits de ce manuel :
En rédigeant ce manuel, je désire rendre un double hommage. Le premier, à la mémoire d’Edson Souto, Marco Antonio Bras de Carvalho, Melson Jose de Almeida (« Escoteiro ») et de tant d’autres combattants et guérilleros urbains, assassinés par la police politique (la D.O.P.S.) et par l’armée de la dictature militaire qui sévit au Brésil. Le second à nos courageux camarades, hommes et femmes, qui croupissent dans les geôles qui n’ont rien à envier aux crimes commis par les nazis. Comme ce le fut pour eux, notre seul devoir est de lutter.
Avertissement
Toute personne hostile à la dictature militaire ou toute autre forme d’exploitation et d’injustice, désireuse de combattre peut faire quelque chose, même si cette action est modeste, plusieurs petites actions en feront naître une immense. Ceux qui, après avoir lu ce manuel, auront conclu qu’il s ne peuvent rester passifs, je les invite à suivre les instructions que je propose et à s’engager tout de suite dans la lutte. Car, en toute hypothèse et en toutes circonstances, le devoir du révolutionnaire est de faire la révolution.
S’il importe de lire cet ouvrage, il est également très souhaitable de le divulguer.
Que ceux qui acceptent les idées qui s’y trouvent défendues, le fassent ronéotyper ou imprimer, fût-ce sous la protection d’un groupe armé. Si je l’ai signé, c’est parce qu’il est le résultat systématisé d’une expérience vécue par un groupe d’hommes qui, au Brésil, luttent les armes à la main et dont j’ai l’honneur de faire partie. Contre ceux qui mettent en doute ce que j’y recommande, qui continuent d’affirmer que ne sont pas encore réunies les conditions propres au combat ou qui nient les faits décrits, le mieux est que je revendique ouvertement la responsabilité de mes paroles et de mes actions. Je refuse donc les commodités ambiguës de l’anonymat.
Mon but est de recruter le plus grand nombre possible de partisans. Le nom d’agresseur ou de terroriste n’a plus le sens qu’on lui donnait jadis. Il ne suscite plus la terreur ou le blâme ; il éveille des vocations. Être appelé « agresseur » ou « terroriste », dans le Brésil d’aujourd’hui, honore le citoyen, puis que cela signifie qu’il lutte, les armes à la main, contre la monstruosité et l’abjection que représente l’actuelle dictature militaire.
Les « groupes de feu » (cellules)
Les guérilleros urbains seront organisés en petits groupes. Chaque groupe, appelé « groupe de feu » (cellule), ne peut dépasser le nombre de 4 ou 5 personnes. Un minimum de 2 groupes (cellules), rigoureusement compartimentés et coordonnés par 1 ou 2 personnes, s’appelle une « équipe de feu » (réseau).
Au sein de chaque groupe (cellule) doit régner la plus grande confiance. Celui qui tire le mieux et sait manier la mitraillette se chargera d’assurer la protection de ses camarades au cours des opérations. Chaque groupe planifiera et exécutera les opérations qu’il aura décidées, gardera des armes, discutera et corrigera les tactiques employées. Le groupe agit de sa propre initiative, sauf dans l’accomplissement des tâches décidées par le commandement général de la guérilla (cellule centrale ou comité central). Pour donner libre cours à cet esprit d’initiative, on évitera toute rigidité à l’intérieur de l’organisation. C’est d’ailleurs pour cela que la hiérarchisation caractéristique de la gauche traditionnelle n’existe pas chez nous.
Parmi les initiatives possibles laissées à la décision de chaque groupe (cellule), citons : les raids contre des banques, les enlèvements de personnes, les exécutions d’agents notoires de la dictature ou de la réaction ou des espions et délateurs au sein de l’organisation, toute forme de propagande ou de guerre de nerfs. Il n’est pas nécessaire, avant de décider de l’une de ces opérations, de consulter le commandement général de la guérilla (cellule centrale ou comité central). Aucun groupe ne doit, du reste, attendre, pour agir, que lui viennent des ordres d’en haut.
Tout citoyen désireux de devenir guérillero peut, de lui-même, passer à l’action et s’intégrer à notre organisation, En procédant de la sorte, il est plus difficile de savoir à qui doit être attribué tel ou tel coup, l’essentiel étant qu’augmente le volume des actions réalisées.
Le commandement général de la guérilla (cellule centrale ou comité central) compte sur ces groupes (cellules) pour les envoyer remplir des missions en n’importe quel point du pays. Lorsqu’ils sont en difficulté, il se chargera de les aider. Notre organisation révolutionnaire est constituée par un réseau vaste et indestructible de « groupe de feu » (cellule). Son fonctionnement est simple et pratique ; le commandement général de la guérilla (cellule centrale ou comité central) l’oriente ; ceux qui le composent participent aux mêmes coups, car tout ce qui n’est pas l’action directe ne nous intéresse pas.
La surprise
La surprise est donc un élément très important et qui permet de compenser l’infériorité du guérillero sur le plan des armes. Contre elle, l’ennemi ne peut rien opposer ; il tombe dans la perplexité et court à sa perte. Dans le déclenchement de la guérilla urbaine au Brésil, l’effet de surprise a été largement exploité. Il est fonction de quatre données de base que l’expérience nous fait définir comme suit :
– Nous connaissons la situation de l’ennemi que nous allons attaquer, généralement grâce à des informations précises et à une observation méticuleuse, alors que lui-même ignore qu’il va être attaqué et quelle sera la position de l’attaquant.
– Nous connaissons la force de ceux que nous attaquons et eux méconnaissent la nôtre.
– Nous pouvons mieux que l’ennemi économiser et préserver nos forces.
– C’est nous qui choisissons l’heure et le lieu de l’attaque, qui décidons de sa durée et des objectifs à atteindre. L’ennemi en ignore tout.
Les objectifs visés par le guérillero
Les objectifs que visent les attaques déclenchées par les guérilleros urbains sont, au Brésil, les suivants :
– Ébranler le polygone de sustentation de l’État et de la domination nordaméricaine.
Ce polygone est constitués par le triangle Rio-Sao Paulo-Belo Horizonte, triangle dont la base correspond à l’axe Rio-Sao Paulo. C’est là que se situe le gigantesque complexe industriel, financier, économique, politique, culturel et militaire du pays, c’est à dire le centre de décision national.
– Affaiblir le système de sécurité de la dictature en forçant l’ennemi à mobiliser ses troupes pour la défense de cette base de sustentation, sans qu’il sache jamais quand, où, comment il sera attaqué.
– Attaquer de toutes parts, avec beaucoup de petits groupes armés, bien compartimentés et même sans éléments de liaison, afin de disperser les forces gouvernementales. Plutôt que de donner à la dictature l’occasion de concentrer son appareil de répression en lui opposant une armée compacte, on se présentera avec une organisation très fragmentée sur tout le territoire national.
– Donner des preuves de combativité, de détermination, de persévérance et de fermeté afin d’entraîner tous les mécontents à suivre notre exemple, à employer, comme nous, les tactiques de la guérilla urbaine. En procédant ainsi, la dictature devra envoyer des soldats garder les banques, les industries, les magasins d’armes, les casernes, les prisons, les bâtiments de l’administration, les stations de radio et de télévision, les firmes nord-américaines, les gazomètres, les raffineries de pétrole, les bateaux, les avions, les ports, les aéroports, les hôpitaux, les ambassades, les entrepôts d’alimentation, les résidences des ministres, des généraux et des autres personnalités du régime, les commissariats de police, etc.
– Augmenter graduellement les troubles par le déclenchement d’une série interminable d’actions imprévisibles, forçant ainsi le pouvoir à maintenir le gros de ses troupes dans les villes, ce qui affaiblit la répression dans les campagnes.
– Obliger l’armée et la police, ses commandants, ses chefs et leurs subordonnés à quitter le confort et la tranquillité des casernes et de la routine et les maintenir dans un état d’alarme et de tension nerveuse permanente, ou les attirer sur des pistes qui ne mènent nulle part.
– Éviter la lutte ouverte et les combats décisifs, en se limitant à des attaques surprises rapides comme l’éclair.
– Assurer au guérillero urbain une très grande liberté de mouvement et d’action, pour qu’il puisse maintenir une cadence soutenue dans l’emploi de la violence, aider ainsi au déclenchement de la guérilla rurale et, postérieurement, à la formation de l’armée révolutionnaire de libération nationale.
Les modes d’action du guérillero
Pour atteindre les objectifs énumérés ci-dessus, le guérillero urbain est obligé de recourir à des modes d’action les plus diversifiés possible, mais non pas arbitrairement choisis.
Certaines de ces actions sont simples; d’autres, plus complexes. Aussi le guérillero qui débute devra-t-il suivre cette échelle allant du simple au compliqué. Avant d’entreprendre une mission, il doit considérer les moyens et les personnes dont il dispose pour l’accomplir. Il ne s’assurera la collaboration que de gens techniquement préparés. Ces précautions une fois prises, il pourra envisager les modes d’action suivants :
– l’attaque;
– l’incursion ou invasion d’un lieu;
– l’occupation d’un lieu;
– les embuscades;
– le combat tactique de rue;
– la grève ou toute interruption de travail;
– la désertion, le détournement ou l' »expropriation » d’armes, de munitions et d’explosifs;
– la libération de prisonniers;
– la mise à mort;
– l’enlèvement;
– le sabotage;
– le terrorisme;
– la propagande armée;
– la guerre des nerfs.
L’appui de la population
[…] L’insistance que met le guérillero à intercéder en faveur du peuple est la meilleure manière d’obtenir son appui. À partir du moment où une bonne partie des citoyens commence à prendre au sérieux son action, la victoire lui est assurée. Le gouvernement ne pourra plus qu’intensifier la répression, ce qui rendra la vie des citoyens plus insupportable. Les foyers seront violés, des battues de police organisées, des innocents arrêtés, des voies de communication fermées. La terreur policière s’installera, les assassinats politiques se multiplieront; ce sera la persécution politique massive. La population refusera de collaborer avec les autorités qui ne pourront plus, pour vaincre les difficultés, que recourir à la liquidation physique des opposants. La situation politique du pays se transformera en situation militaire et les « gorilles » passeront pour être les responsables de toutes les violences, des erreurs et des calamités qui pèsent sur le peuple. Lorsqu’ils verront qu’en conséquence du développement de la guerre révolutionnaire, les militaires de la dictature roulent vers l’abîme, les éternels temporisateurs des classes dominantes et les opportunistes de droite, partisans de la lutte pacifique, supplieront les « gorilles » d’entamer le processus de « redémocratisation », de réformer la constitution, etc. afin de tromper les masses et d’affaiblir l’impact de la révolution. D’ores et déjà, cependant, aux yeux du peuple, les élections ne seront plus qu’une farce. Et cette farce, le guérillero urbain doit la combattre en redoublant de violence et d’agressivité. En agissant ainsi, on empêchera la réouverture du Congrès, la réorganisation des partis, celui du gouvernement et celui de l’opposition tolérée, qui dépendent du bon plaisir de la dictature et dont les représentants sont comme les marionnettes d’un même guignol.
C’est de cette façon que les guérilleros gagneront l’appui des masses, renverseront la dictature et secoueront le joug nord-américain. À partir de la rébellion dans les villes, on arrivera vite à déclencher la guérilla rurale dont la préparation dépend de la lutte urbaine.
Carlos Marighella Manuel du guérillero urbain, 1969, extraits
Commentaire :
L’intérêt du texte de Marighella est double. Dans un premier temps, il a servi de base à toute une réflexion pour des groupes étrangers, ETA, IRA ou encore groupes islamistes tels que le Hamas ou Al Qaïda[1]. Il remet ainsi en avant la tradition terroriste du XIXème, directement issue de la pensée Karl Peter Heinzen, faisant de la violence, de son exploitation par la propagande, un outil politique pour gagner l’adhésion populaire, quel qu’en soit le prix. Mais ce texte est aussi l’occasion de se pencher sur la nature même du terrorisme. Pour certains, il s’agit d’une forme de guerre « asymétrique ». Pour d’autres, cette violence relève de la criminalité et doit donc être traitée avec une approche judiciaire, policière et non militaire. C’est ainsi que se développe une vision de terroristes devenant résistants.
Le concept de terrorisme est né au tournant de l’héritage révolutionnaire français, de la transformation de la société, du fait des avancées techniques et sociétales du XIXè siècle. Il apparaît , alors que la presse se libère peu à peu et qu’émerge une forme de d’opinion publique capable de faire pression sur le pouvoir en place. D’un point de vue politique, le terrorisme ne peut pas être simplement assimilé au crime, dans le sens où ce dernier n’a pas de finalité politique, là où le terrorisme vise « la volonté de déstabiliser des États et des sociétés[2] ».
Le terrorisme est donc à mettre en perspective dans un sens stratégique. C’est un moyen qui emprunte des chemins occultes car, comme le rappelle Jean Vincent Holeindre[3] « le terme est chargé sur le plan normatif, apposé comme un stigmate par un ennemi « régulier », étatique, qui ne reconnaît pas au terrorisme le statut et la dignité de soldat. À cet égard, le terroriste prolonge et recompose dans la période contemporaine l’histoire longue du combattant « perfide », héritée de l’Antiquité, dont le propre est de transgresser les règles de la guerre pour tromper les soldats détenteurs de la légitimité et de la force vertueuse. Le terroriste est, jusqu’à un certain point, la forme actualisée du « barbare » : celui que l’on juge incapable de recourir aux formes réglées de la guerre, non seulement parce qu’il ne possède pas la force, mais surtout parce qu’il ne respecte pas les règles morales et juridiques du combat conventionnel telles qu’elles ont été définies par l’éthique et le droit de la guerre ».
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[1] Voir Marc Hecker, « De Marighella à Ben Laden. Passerelles stratégiques entre guérilleros et djihadistes », Politique étrangère, 2/2006 (été) : https://www.ifri.org/fr/publications/politique-etrangere/articles-de-politique-etrangere/de-marighella-ben-laden-passerelles
[2] H. L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats, Paris, Fayard, 2009
[3] J.V. Holeindre, « La ruse et la force », Paris, Perrin, 2017
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Proposition de texte et commentaires : Ludovic Chevassus
Mise en page : Cécile Dunouhaud
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Note :
Note : les textes proposés par Cliotexte ont pour objectif de porter à la connaissances des lecteurs les origines et les ressorts profonds de certaines réflexions en cours et en aucun cas d’en faire l’apologie, les Clionautes condamnant fermement toute forme de légitimation du terrorisme.