Jusqu’à la Révolution française, la peine de mort va de soi dans le système judiciaire français et européen. Pourtant, au siècle des Lumières, quelques voix s’élèvent pour la remettre en question. La plus influente sur le long terme fut certainement celle de Cesare Beccaria.

Cesare Beccaria Bonesana, marquis de Gualdrasco et Villareggio [Milan  – , fut homme de lettres, philosophe, économiste mais aussi juriste et  criminaliste. Après des études au collège jésuite dont il gardera toute sa vie un souvenir épouvantable,  il obtient, à 20 ans, son doctorat en droit à l’université de Pavie et rompt avec sa famille et son milieu. Influencé par Montesquieu et les encyclopédistes français, il s’intéresse vite aux questions d’équité en justice. Considéré comme le fondateur du droit pénal moderne, il se signale notamment en développant la toute première argumentation contre la peine de mort dans son analyse intitulée Des délits et des peines, publié en 1764.

Cependant, à la veille de la Révolution française, rares sont les philosophes qui suivent son raisonnement, à l’exception notable du … marquis de Sade !


À l’aspect de cette multiplicité de supplices, qui n’a jamais rendu les hommes meilleurs, j’ai cherché si, dans un gouvernement sage, la peine de mort était vraiment utile ; j’ai examiné si elle était juste. Quel peut être ce droit que les hommes s’attribuent d’égorger leurs semblables? Ce n’est certainement pas celui dont résultent la souveraineté et les lois […] Ou l’homme peut disposer de sa propre vie, ou il n’a pu donner à un seul ou à la société tout entière un droit qu’il n’avait pas lui-même. La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la cause de l’humanité. […]

L’expérience de tous les siècles prouve que la crainte du dernier supplice n’a jamais arrêté les scélérats déterminés à porter le trouble dans la société. L’exemple des Romains atteste cette vérité […] Les peines effrayent moins l’humanité par leur rigueur momentanée que par leur durée. Notre sensibilité est émue plus facilement, et d’une manière plus permanente, par une impression légère, mais réitérée, que par un choc violent, mais passager. Tout être sensible est universellement soumis à l’empire de l’habitude. […]

Le frein le plus propre à arrêter les crimes n’est donc pas tant le spectacle terrible, mais momentané, de la mort d’un scélérat, que l’exemple continuel d’un homme privé de sa liberté, transformé en quelque sorte en bête de somme, et restituant à la société par un travail pénible, et de toute sa vie, le dommage qu’il lui a fait. Chacun, en faisant un retour sur lui-même, peut se dire : « Voilà l’affreuse condition où je serai réduit pour toujours si je commets de telles actions. » Et ce spectacle, toujours présent aux yeux, agira bien plus puissamment que l’idée de la mort, toujours présentée dans le lointain, toujours environnée d’un nuage qui en affaiblit l’horreur. […]

« La peine de mort est inutile en raison de l’exemple d’atrocité qu’elle donne aux hommes. Si les passions ou la nécessité de la guerre ont appris à verser le sang humain, les lois, modératrices de la conduite des hommes, ne devraient pas multiplier cet exemple féroce et d’autant plus funeste que la mort légale s’entoure de formalités mûrement réfléchies. Il me paraît absurde que les lois, qui sont l’expression de la volonté publique, qui détestent le meurtre et le punissent, en commettent un elles-mêmes, et que, pour éloigner les citoyens de l’assassinat, elles ordonnent un assassinat public. […] Quels sont les sentiments des gens sur la peine de mort ? Lisons-les dans les gestes d’indignation et de mépris qu’inspire à chacun la vue du bourreau, qui est pourtant un innocent exécuteur de la volonté publique, un bon citoyen qui contribue au bien public […]. Quelle est donc l’origine de cette contradiction ? Pourquoi ce sentiment est-il indélébile, alors même qu’il est contraire à la raison ? Parce qu’au plus secret de leur âme, dans cette part d’eux-mêmes qui, plus que toute autre, conserve encore la forme originelle de l’ancienne nature, les hommes ont toujours cru que leur vie n’est au pouvoir de personne d’autre que la nécessité, qui dirige l’univers sous son sceptre de fer. »

Cesare Beccaria, Des délits et des peines Payot-Rivages 2014 (réédition), extraits du chapitre XXVIII. – De la peine de mort