L’année 2025 est marquée en Alsace par la commémoration des 500 ans de la Guerre des Paysans de 1525 : deux expositions sont visibles jusqu’au mois de septembre, la première au musée des Trois pays de Lörrach (Bade Wutemberg, Allemagne) et la seconde à la seigneurie d’Andlau dans le Bas Rhin.
Se situant dans la continuité des Bundschuh (ou conjurations du « soulier à lacets », porté par les paysans) dont celui de Strasbourg en 1517, cette révolte a des causes à la fois religieuses, liées à la Réforme protestante, et des causes sociales, ancrées dans un temps long marqué par de nombreux abus de la part des Seigneurs. Géographiquement, les Bundschuh se développent en Suisse, en Allemagne du Sud, au Wurtemberg et en Autriche, mais aussi en Alsace et en Moselle.
Le mouvement éclate en juin 1524 dans le sud du pays de Bade, près de Schaffhouse, lorsque des paysans refusent à leurs seigneurs une corvée de ramassage de coquilles d’escargots jugée abusive. C’est à cette occasion qu’ils décident de mettre par écrits leurs revendications, qui prennent la forme d’un véritable manifeste, appelé les XII articles de la paysannerie (en vieil allemand : Die Zwölf Artickel der Pawerschaft). Le texte final est adopté collectivement le 20 mars 1525 à Memmingen en Souabe (actuelle Bavière), dans le Saint-Empire romain germanique, et imprimé à environ vingt-cinq mille exemplaires sous la forme d’un Flugschrift, support particulier se situant entre la brochure et la feuille volante, dont la qualité est de permettre une diffusion rapide des nouvelles.
Les paysans énoncent des revendications économiques et sociales : sans remettre complètement en question le système seigneurial qu’ils critiquent pour ses abus, les rédacteurs expriment leur volonté d’une meilleure utilisation des impôts, la suppression du servage et de la mainmorte, mais aussi la liberté de pêche et de chasse, tandis qu’ils réclament en plus des tribunaux non soumis aux seigneurs. La lecture des XII articles montre que, 264 ans avant la Révolution française, la contestation des pouvoirs de la noblesse et du clergé et les idées de libertés et d’égalité commencent à se frayer un chemin.
Mais leurs revendications ne sont pas entendues, Luther appelant même la noblesse à massacrer les paysans en révolte. Les historiens estiment que, sur les 300 000 paysans qui se révoltèrent, 100 000 furent tués.
Nous vous proposons ici la remarquable traduction des XII articles, réalisée en 2012 par René Joseph GERBER, et présente dans sa thèse disponible en ligne, et intitulée ”Lis avec application les articles… et puis tu jugeras” : la réception des XII articles dans les ”Flugschriften” de 1525 », soutenue en 2012.
Les articles fondamentaux, justes et essentiels de tous les paysans et sujets des autorités ecclésiastiques et laïques desquelles ils estiment être opprimés.
Au lecteur chrétien, paix et grâce de Dieu par Christ. Il se trouve que beaucoup d’antichrists prennent actuellement prétexte du rassemblement de la paysannerie pour mépriser l’Evangile, disant que voilà les fruits du nouvel Evangile : n’obéir à personne, se soulever et se révolter en tout lieu, s’assembler avec grand déploiement de force et s’attrouper ; contester, attaquer, voire abattre les autorités ecclésiastiques et laïques. A tous ces juges impies et arrogants répondent les articles ci-dessous. Premièrement pour mettre un terme à ce mépris de la Parole de Dieu. En second lieu pour disculper chrétiennement tous les paysans de leur désobéissance, voire de leur révolte. Premièrement, l’Evangile n’est pas une cause de révolte ou de sédition. Car il est discours à propos du Christ, du Messie annoncé, dont la parole et la vie n’enseignent qu’amour, paix, patience et union. Ainsi tous ceux qui croient en ce Christ deviennent aimants, pacifiques, patients et unis. Or le principe de tous les articles des paysans (comme cela sera manifeste), écouter l’Evangile et vivre en conformité avec lui, ne tend qu’à cela. Comment donc les antichrists peuvent-ils alors présenter l’Evangile comme une cause de révolte et de désobéissance ? Mais que certains antichrists et ennemis de l’Evangile rejettent les attentes et les aspirations [des paysans] et se révoltent contre elles, [cela] n’est pas imputable à l’Evangile.
Mais c’est le diable, l’ennemi le plus nuisible de l’Evangile qui provoque cela en suscitant l’incrédulité parmi les siens, de sorte [qu’il advient] ceci, c’est que la Parole de Dieu (qui enseigne amour, paix et union) se trouve être opprimée et balayée.
En second lieu, il s’en suit de manière évidente que les paysans qui dans leurs articles aspirent à entendre cet Evangile pour leur instruction et pour en vivre, ne sauraient être traités de désobéissants et de séditieux. Et si Dieu veut exaucer les paysans (qui l’implorent dans la crainte pour vivre selon sa Parole), qui veut blâmer la volonté de Dieu, qui veut contester son jugement ? Mieux, qui veut s’opposer à sa majesté ? Lui qui a exaucé les enfants d’Israël (qui l’ont supplié), les a délivrés de la main de Pharaon, ne peut-il pas aujourd’hui encore sauver les siens ? Certes, il les sauvera. Et sous peu ! C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras.
Le premier article
Premièrement, notre humble prière et [notre] requête, notre volonté et notre intention aussi, [c’est] que dorénavant nous puissions être autorisés et habilités à choisir et à élire, en communauté, un pasteur. [Nous voulons] également être autorisés à le démettre s’il se comporte de manière inconvenante. Ce même pasteur [que nous avons] choisi doit nous prêcher le Saint Evangile, dans toute sa clarté et dans toute sa pureté, sans y ajouter quelque doctrine ou commandement humains. Ensuite, toujours nous annoncer la foi véritable, qui nous conduit à prier Dieu pour sa grâce, et former en nous la foi véritable et la conforter. Car, si sa grâce n’est pas formée en nous, nous restons toujours de sang et de chair, ce qui alors ne sert de rien, comme le déclare clairement l’Ecriture. Seule la foi véritable peut nous amener à Dieu ; et seule la miséricorde [de Dieu] doit nous amener au salut. C’est pour cela qu’il nous faut un tel guide, [un tel] pasteur, et c’est ainsi qu’il est fondé dans l’Ecriture.
Le deuxième article
Par ailleurs, alors même que la vraie dîme a été établie dans l’Ancien Testament et [qu’elle] est accomplie dans le Nouveau [Testament], nous ne sommes pas moins disposés à donner volontiers la juste dîme des céréales. Mais de la manière qui convient : savoir, la donner à Dieu pour être remise aux siens. [Cette dîme est due] au pasteur qui proclame dans sa pureté la Parole de Dieu. Nous voulons qu’à l’avenir cette dîme soit collectée et perçue par le prévôt d’église désigné par la communauté. [De cette dîme], qu’on donne au pasteur élu par l’ensemble de la communauté ce que l’ensemble de la communauté estime nécessaire à son honnête entretien, et à l’entretien des siens. Quant au reste, il faudra le distribuer (aux pauvres indigents du village) selon les nécessités du moment, et après avis de la communauté. Il faut garder l’excédent pour subvenir aux besoins du pays en cas de guerre. Pour éviter d’imposer le manant, il faut [alors] prélever [le nécessaire] de cet excédent. Au cas où un ou plusieurs villages auraient vendu eux-mêmes la dîme par suite de quelque besoin, [il ne faut] pas sanctionner ceux qui sauront apporter les preuves d’avoir agi selon les nécessités du moment de tout un village [en achetant la dîme]; mais nous voulons nous arranger comme il se doit avec ceux qui auront agi ainsi, selon les nécessités du moment, en rachetant [la dîme] à prix et délai raisonnables. Quant à ceux qui d’aucun village n’ont acquis [la dîme], et desquels les aïeux se sont appropriés cette [dîme sans l’acheter], nous ne sommes pas leurs obligés, nous ne le voulons pas et nous ne le devons pas. [Nous emploierons la dîme], comme il est dit plus haut, à entretenir le pasteur élu, à racheter [la dîme] par après, à venir en aide aux nécessiteux, ecclésiastiques ou laïcs, comme l’Ecriture Sainte l’exige.
Quant à la petite dîme, nous ne voulons pas la donner, en aucun cas. Car le Seigneur Dieu a créé le bétail libre pour l’homme, sans poser de conditions, [et non pour être prétexte à] nous charger d’une dîme inconvenante que les hommes ont inventée. C’est pour cela que nous ne voulons plus continuer à la donner
Le troisième article
Troisièmement. Jusqu’à présent il était d’usage de nous considérer comme des serfs, ce qui est lamentable, vu que le Christ, en répandant son précieux sang, nous a tous sauvés et rachetés : le berger tout comme le plus noble, sans exclure personne. C’est pour cela que l’Ecriture nous apprend que nous sommes libres, et nous voulons l’être. Non pas que nous voulions être absolument libres, sans reconnaître aucune autorité. Dieu ne nous enseigne-t-Il pas à vivre selon des commandements, et non pas selon les caprices débridés de la chair ? Mais aimer Dieu, le reconnaître comme notre Seigneur en nos prochains ? Et faire tout ce que nous aimerions [qu’ils nous fassent], comme Dieu nous l’a ordonné lors de la dernière Cène. ? C’est pour cela que nous devons vivre selon son commandement. Ce commandement nous montre-t-il ou nous apprend-il que nous ne sommes pas soumis à l’autorité ? Non seulement à l’autorité…Nous devons aussi nous humilier devant tout un chacun. Nous sommes volontiers obéissants à toute autorité élue et instituée (voulue par Dieu), [en tout ce qu’elle ordonne] de convenable et de chrétien. Et vous allez certainement nous affranchir en votre qualité de vrais et authentiques chrétiens. Ou alors vous nous montrerez dans l’Evangile que nous sommes [des serfs].
Le quatrième article
Quatrièmement. Il a été d’usage jusqu’à présent qu’aucun manant n’ait le pouvoir ni l’autorisation de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux courantes, ce qui nous semble être tout à fait inconvenant et dépourvu de fraternité, très égoïste et contraire à la Parole de Dieu. De plus, en certains endroits, l’autorité nous oblige à endurer le défi et le grand dommage occasionnés par le gibier, des animaux privés de raison qui saccagent inutilement et par caprice notre bien (que Dieu a fait prospérer dans l’intérêt des hommes). Jusqu’à présent, il a fallu taire ce qui est contraire à Dieu et au prochain. Quand Dieu créa l’homme, Il lui a donné pouvoir sur tous les animaux, sur l’oiseau dans l’air, sur le poisson dans l’eau. C’est pourquoi voici notre requête : si quelqu’un détient une eau, [une rivière, un étang…] et qu’il puisse prouver par des titres suffisants que cette eau lui était vendue au su [des paysans], nous ne demandons pas à la reprendre de force. Mais à cause de l’amour fraternel, que l’on fasse preuve de sollicitude chrétienne. Mais celui qui ne peut pas apporter suffisamment de preuves doit restituer [le bien] à la communauté, comme il se doit.
Le cinquième article
Cinquièmement. Nous nous plaignons aussi au sujet du bois, car nos seigneuries se sont appropriées à elles seules tout le bois. Et quand il en faut au manant, il doit l’acheter au double de sa valeur. Voici notre requête : le bois que possèdent les ecclésiastiques ou les laïcs et qu’ils n’ont pas acheté doit retourner à toute la communauté. Et la communauté en disposera librement comme il se doit, et chacun pourra chercher gratuitement le bois de chauffage qu’il lui faut. Il en est de même pour le bois de construction : qu’il soit disponible à titre gratuit, pour peu que soient avisés les membres de la communauté élus à cet effet. Et s’il n’était pas prouvé que le bois a été acquis honnêtement par ceux qui le détiennent, il faudra s’entendre fraternellement et chrétiennement avec eux. Mais s’il s’agit d’un bien d’abord accaparé, puis vendu par la suite, il faudra s’arranger selon la nature des faits en conformité avec l’amour fraternel et la Sainte Ecriture.
Le sixième article
Sixièmement. Nous nous plaignons beaucoup des corvées qui de jour en jour sont plus nombreuses et s’alourdissent quotidiennement. Nous demandons que l’on prenne en compte notre situation, comme il se doit, que l’on renonce à nous charger si durement, que l’on s’en tienne charitablement à la manière de servir de nos parents, le tout en conformité avec la seule Parole de Dieu.
Le septième article
Septièmement. Nous ne voulons plus, à l’avenir, être accablés par les seigneurs [de nouvelles charges]. On tiendra [les biens] aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas astreindre ou forcer [le paysan] à plus de services ou d’autres exigences gratuites ; ainsi le paysan pourra user et jouir de tel bien sans tracas et tranquillement. Si toutefois le seigneur avait besoin d’un service, il est du devoir du paysan de le lui rendre, volontiers et docilement, mais à l’heure et au moment qui ne causent pas préjudice au paysan, et contre une juste rémunération.
Le huitième article
Huitièmement. Nous nous plaignons, et sommes nombreux [à le faire], de détenir des biens sans pouvoir en supporter le cens, si bien que les paysans y perdent ce qu’ils ont et s’y ruinent. Que les seigneurs fassent évaluer ces biens par des gens d’honneur probes et que le cens soit établi avec équité, pour que le paysan ne travaille pas en vain, car chaque ouvrier mérite son salaire.
Le neuvième article
Neuvièmement. Nous nous plaignons de la grande injustice qui résulte [du fait] que l’on édicte sans cesse de nouveaux règlements. On ne nous punit pas d’après la nature des faits, mais parfois avec grande rigueur, parfois avec grande faveur. Nous demandons à être sanctionnés selon l’ancien droit écrit (litt. : être punis selon les punitions anciennes écrites), selon la nature des faits, et non par faveur.
Le dixième article
Dixièmement. Nous nous plaignons du fait que d’aucuns se sont approprié des prés, ou des champs, qui appartenaient à la communauté. Nous reprendrons [ces biens] pour les remettre à la disposition de tous. A moins qu’ils n’aient été achetés honnêtement. Mais s’ils ont été acquis de manière injuste, il faudra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon la nature des faits.
Le onzième article
Onzièmement. Nous voulons que soit aboli entièrement l’usage dit de mainmorte. Dorénavant nous n’admettrons plus ni ne tolérerons que l’on dépouille honteusement veuves et orphelins de leurs biens, en dépit [des lois] de Dieu et de l’honneur, comme cela est arrivé en de nombreux endroits (et de multiples manières), de la part de ceux qui devaient les protéger et les assister. Ils nous ont écorchés et étrillés, et même s’ils n’avaient qu’un droit restreint, ils se sont arrogé [ce droit] dans sa totalité. Ce que Dieu ne tolérera plus et qui doit être entièrement aboli.
Dorénavant, personne ne sera plus astreint à donner [quoi que ce soit], peu ou prou [en cas de décès].
Conclusion
Douzièmement. Voici notre conclusion et notre ultime avis : si l’un ou plusieurs des articles ci-dessus énoncés (n’étaient pas conformes à la Parole de Dieu), ce que nous ne pensons pas, et si l’on nous montrait par la Parole de Dieu que ces mêmes articles sont inappropriés, nous voulons y renoncer, si l’explication est fondée sur l’Ecriture. Et si même dès à présent certains articles sont admis, et si par la suite il s’avérait qu’ils sont injustes, qu’ils soient alors caducs, nuls et non avenus. De même, si on trouvait dans l’Ecriture, en toute bonne foi, [que] d’autres articles encore sont contraires à Dieu et au bien du prochain, nous y renonçons ; et nous avons décidé de vivre selon toute la doctrine chrétienne et ses pratiques. Ce pourquoi nous voulons prier Dieu le Seigneur qui lui seul peut nous accorder cela, et personne d’autre. La paix de Christ soit avec nous tous.
Traduction : René Joseph GERBER, ”Lis avec application les articles… et puis tu jugeras” : la réception des XII articles dans les ”Flugschriften” de 1525. Université de Strasbourg, faculté théologique protestante, thèse soutenue le 6 septembre 2012, disponible en ligne ICI
Pour aller plus loin :
- Gérald Chaix, 1524-1525, guerre des Paysans. « La rébellion est chose intolérable », Rvue L’Histoire – Les Collections (2017/2 N° 75, pp. 60-64)
- Georges Bischoff La guerre des Paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh. 1493-1525, Strasbourg, La Nuée bleue, 2010, 496 p.
- Annick Sibué, Dérives religieuses et guerre des Paysans, in Luther et la Réforme protestante, Paris, Eyrolles, 2011, p. 147-152.