La vie politique en France dans les années 1930 est marquée par l’importance des clivages idéologiques qui opposent la droite et la gauche. Le chef du Parti socialiste,  Léon Blum, fut sans doute l’homme politique qui a  suscité le plus de passions contraires : ferveur à gauche et haine à l’extrême droite. L’Action française, sous la plume de Charles Maurras, allant même jusqu’ à appeler au meurtre du juif Blum dans son numéro du 9 avril 1935 : « c’est un homme à fusiller mais dans le dos ». Cet appel faillit bien se réaliser, le 13 février 1936, comme les documents ci-dessous en témoignent.

En février 1936, la France est en campagne électorale pour les législatives de mai 1936. La coalition électorale de gauche réunit le PCF, la SFIO dirigée par Léon Blum et le parti radical-socialiste. L’agression dont est il est victime à Paris, le 13 février 1936, est le fruit du hasard : la voiture qui reconduit Blum chez lui rencontre le cortège funèbre du célèbre écrivain de l’Action Française, Jacques Bainville, et celle-ci est attaquée.

Les documents présentés sont tous des extraits de journaux du lendemain ou des jours suivants, relatant l’agression subie par Léon Blum.

Le premier est extrait du Figaro, journal classé à droite, qui présente les faits violents  de la veille de manière factuelle, se contentant des informations connues au moment de l’édition.

Le second document  est extrait de l’Action française, dont les partisans sont directement mis en cause par l’enquête. Sans surprise, le quotidien d’extrême droite cherche à minimiser le fait de violence, considérant que Léon Blum n’a été qu’ « houspillé par la foule et très légèrement blessé ». La responsabilité de l’agression est expliquée par l’attitude provocatrice de la victime,  en contradiction avec les faits établis par l’enquête de police.

L’Humanité, dans son édition du 14 février 1936, replace l’événement dans le cadre de la lutte contre le fascisme et réclame des mesures énergiques contre les ligues.

Quant à la palme de l’humour, elle revient, comme souvent, au Canard enchaîné.


Doc. 1 : Le Figaro du 14 février 1936

M. LÉON BLUM EST BLESSE
par des manifestants avant le passage du cortège de M. Jacques Bainville
Le Conseil des ministres, réuni d’urgence, décide la dissolution de la Ligue d’Action Française, des groupements de Camelots du Roi et de la Fédération Nationale des Etudiants d’Action Française
Des perquisitions se sont prolongées cette nuit rue du Boccador.

M. Léon Blum, député de Narbonne, a été blessé hier matin, au cours d’une agression sur laquelle une information est ouverte.
L’incident s’est déroulé, boulevard Saint-Germain, vers midi et demi. À ce moment une foule nombreuse et très calme bordait la chaussée, attendant le passage du cortège funèbre de M. Jacques Bainville. La circulation n’avait pas encore été interrompue.
M. Léon Blum, qui sortait de la Chambre, avait été interpellé par plusieurs groupes de passants et avait pris place dans la voiture de M. Monnet, député socialiste de Soissons. M. Monnet tenait le volant, M. Blum et Mme Monnet étaient assis sur la banquette arrière.
Au passage de l’auto, le leader socialiste fut rapidement reconnu. Des huées s’élevèrent, plus nourries de minute en minute. M. Monnet, voyant le danger, accéléra et tenta de bifurquer par la rue de l’Université. Une cinquantaine de jeunes gens qui assuraient le service d’ordre, quittèrent alors le trottoir, entourèrent la voiture et l’immobilisèrent. On affirme que l’un d’eux arracha à ce moment le tube lumineux qui sert à éclairer le numéro arrière et brisa la glace arrière.
Une violente bagarre éclata, dans laquelle toutes les vitres de la voiture volèrent vite en éclats. Des fragments de verre atteignirent M. Blum qui, portant de nombreuses coupures à la tempe et au cuir chevelu, le visage ruisselant de sang, tenta de se réfugier dans un immeuble portant le numéro 100, rue de l’Université. Mais la concierge, sans doute apeurée, refusa d’ouvrir.
Aidé par quelques agents, le député de l’Aude trouva cependant un abri dans l’hôtel particulier situé au n° 98, récemment acheté par la Ligue catholique féminine et en cours de réfection. Les ouvriers qui travaillaient fermèrent les portes derrière le blessé que l’on étendit sur un tapis, devant la cheminée.

A l’Hôtel-Dieu

Le docteur Duclos, médecin de la Chambre, mandé d’urgence, examina M. Léon Blum et décida de le faire transporter à l’Hôtel-Dieu.
Mme Monnet, qui avait reçu quelques contusions sans gravité, accompagna le député jusqu’à l’hôpital, ainsi que M. Monnet et le docteur Duclos. Des agents, arrivés en car, avaient déblayé les abords de l’immeuble et le transport se fit sans incident.
Transporté dans la salle Saint-Jean, le leader socialiste fut examiné de nouveau. Il portait des contusions multiples et souffrait d’une rupture artérielle située au-dessus de l’oreille gauche. Après avoir subi quelques points de suture et une piqure antitétanique, il put regagner son domicile.

L’état de M. Blum
M. Cavarroc, procureur de la République, ayant prié le docteur Paul de se rendre auprès de M. Léon Blum et d’examiner ses blessures, le praticien a fait les constatations suivantes :
Plaies multiples de la face et du cuir chevelu faites par un instrument contondant. Un coup a été porté dans la région temporale gauche, sur le trajet d’un vaisseau sanguin, ce qui a entraîné une hémorragie abondante et nécessité une intervention chirurgicale […]

Le Figaro, 14 février 1936, page 1


Doc. 2 : L’ Action française du 14 février 1936

Un crime de lèse majesté
Léon Blum en voiture, ayant voulu traverser
le boulevard à l’heure du passage du cortège
est houspillé par la foule et très légèrement blessé
Sarraut en profite pour dissoudre les organisations
d’A. F. — 8 inculpations fantaisistes pour « suspicion »
de coups et blessures — Charles Maurras est inculpé
de provocation au meurtre

Vers 12 h. 45, pendant que se déroulait la cérémonie à la maison mortuaire, une magnifique automobile se rua dans la foule, très nombreuse, boulevard Saint-Germain, à la hauteur de la rue de l’Université.

Le cortège funèbre allait passer. On dégageait la chaussée. Des protestations s’élevèrent contre ce chauffard cossu que n’arrêtait pas le respect de la mort. Mais alors un des occupants de la voiture, l’attitude ironique, ainsi que l’ont constaté nos confrères du soir, déclara qu’il était député et qu’il entendait passer.

Député ? Ce n’est pas une note très favorable pour la foule parisienne. Les protestations redoublèrent. À ce moment le député, selon certains témoins, aurait traité de « voyous » ceux qui lui barraient le passage.

On le regarda alors et on reconnut Léon Blum en personne qui était accompagné du député socialiste Monnet. Aussitôt ce fut dans la foule, déjà montée contre l’insolent, un cri unanime de colère. Les vitres de la voiture volèrent en éclats.
Un mauvais parti aurait été fait au chef socialiste si, à ce moment, les ligueurs et Camelots du Roi présents ne s’étaient interposés pour arrêter la fureur du public composé en majeure partie de curieux.
On put faire descendre Blum de voiture et le conduire dans une maison voisine où il reçut les soins du docteur Ducos. Les éclats de vitres l’avaient légèrement blessé derrière l’oreille, au cuir chevelu, et lui avaient fait quelques égratignures sans aucune gravité. Après l’avoir pansé, on le conduisit à l’Hôtel-Dieu où les médecins lui firent trois points de suture.

Un témoignage
Notre confrère le Jour nous communique l’information suivante qu’il publie aujourd’hui :

Un administrateur de la Compagnie du Nord, un homme qui, à notre connaissance, n’est ni’un membre ni un sympathisant des groupes de droite, M. André Bourgeois, était à sa fenêtre, au premier étage de l’immeuble portant le numéro 100 du boulevard Saint-Germain. Il a été témoin de l’incident.
Or, siégeant hier à 4 heures dans un comité administratif composé de sept personnes, il y a donné cette précision :
D’après lui, d’après ce qu’il a vu et déclaré lui-même, l’homme qui occupait la voilure, et qu’il ne savait pas être M. Léon Blum, saluait dans la direction du cortège à la manière du Front commun, c’est-à-dire le poing tendu. Si bien que c’est la vue de ce geste, tout au moins malencontreux, qui aurait provoqué chez les assistants l’explosion de colère qui a abouti à la bousculade.
Encore une fois, il s’agit d’un témoignage tout fortuit, désintéressé, mais qui, s’étant produit devant sept personnes, nous paraît difficilement contestable.

Déclarations de Maurice Pujo aux journalistes
A son arrivée rue du Boccador, vers 18 heures, Maurice Pujo a fait aux journalistes qui l’interrogeaient la déclaration suivante : 
« Je n’ai pas été témoin de l’incident, j’en ai été prévenu de façon sommaire pendant le cortège, où je tenais un des cordons du poêle. Je ne connais l’affaire que par les comptes rendus des agences. Il y est dit que M. Léon Blum, à 12 h. 45, se trouvait dans une voiture avec M. Monnet, député socialiste. M. Blum a voulu traverser le boulevard Saint-Germain, au coin de la rue de Lille, quelques minutes avant le passage du convoi funèbre, qui était en retard et qu’on attendait d’un moment à l’autre.
La foule s’est opposée au passage de cette voiture, et. comme M. Blum excipait de sa qualité de député, pour passer, il fut reconnu et frappé.
Tel quel, l’incident m’apparaît, dans les récits des agences, comme un de ces banals incidents, comme il s’en produit vingt fois par jour dans la circulation parisienne. Le cortège devant passer d’un moment à l’autre, des mesures de police avaient certainement été prises, sinon pour supprimer tout à fait, du moins pour régler de façon plus réduite le passage des voitures.
La foule qui était le long du trottoir et dans laquelle il pouvait se trouver de nos amis, Ligueurs et Camelots du Roi, mais qui se composait, sans doute aussi, et surtout de curieux, avait le sentiment qui anime toujours les foules parisiennes dans ces cas-là, c’est qu’on ne doit pas encombrer le passage d’un cortège funèbre. Et c’est pourquoi cette voiture, qui voulait passer quand même, fut mal accueillie. Elle le fut plus mal encore, lorsque la personne qui l’occupait excipa de sa qualité de député, et lorsqu’on reconnut M. Léon Blum. Peut-être se trouvait- il là quelques-uns de ces étudiants que M. Blum menaçait, dans un article récent du Populaire, de faire mettre à la raison par la descente de quinze mille « ouvriers » au quartier Latin.
Le sentiment des personnes gui se trouvaient là pour assister au convoi de Jacques Bainville, ou pour y prendre part, se manifesta de la façon la plus vive.
Si’ M. Léon Blum avait eu le moindre tact, comme il n’ignorait pas que ce rassemblement concernait le convoi funèbre de Jacques Bainville, il se serait incliné, je ne dis pas devant les consignes de la police, puisqu’il estimait pouvait les transgresser avec sa carte de député, mais devant le respect de la mort et la légitime susceptibilité de la foule à cet égard.
Il aurait pris un autre chemin. Imaginez la voiture de Léon Daudet essayant de traverser la chaussée au moment du passage de l’enterrement de Barbusse! Daudet n’en serait pas sorti vivant! Et non seulement ses assaillants n’eussent pas été poursuivis, mais c’est à lui qu’on aurait dressé procès-verbal. Mais ce n’est pas Daudet ; ce n’est ni vous, ni moi ; c’est Léon Blum. Il a été égratigné : alors interpellation, discours des représentants de tous les partis, conseil de cabinet, instruction ouverte, perquisitions. On voit qu’il s’agit vraiment d’un crime de lèse-majesté.

A la Chambre le pays légal se défend

Comme on le verra, l’incident provoqué par Léon Blum, voulant faire couper à sa voiture le cortège funèbre de Jacques Bainville, a été aussitôt exploité à la Chambre et démesurément grossi. […]

L’Action Française, 14 février 1936, page 1


Doc. 3 : L’Humanité du 14 février 1936


Doc. 4 : Le Canard enchaîné du 19 février 1936

 

agression Léon Blum