Titre d’un éditorial de Marcel Déat publié le 4 mai 1939 dans le journal L’Oeuvre, « Mourir pour Dantzig ? » est une expression passée dans le langage courant pour désigner une attitude résolument pacifiste (puisque la réponse de M. Déat est « non ! ») et plus généralement pour questionner le bien-fondé d’un engagement militaire dans un conflit. La situation du monde actuel méritait bien qu’on revînt aux sources de cette expression.

Son auteur Marcel Déat (1894-1955), agrégé de philosophie, a commencé sa carrière au Parti socialiste la SFIO et en a été exclu en 1933. Il devient alors un des chefs de file des néo-socialistes et entame une évolution politique vers la droite qui en fait, à partir de l’armistice de  1940, un des plus ardents collaborationnistes avec l’Allemagne nazie. Il faut cependant résister à la tentation de surinterpréter l’article  à la lumière des choix politiques ultérieurs de leur auteur.

Cet éditorial est publié dans le contexte des tensions internationales croissantes engendrées par les coups de force hitlériens. Après l’abandon des Sudètes à la conférence de Munich en septembre 1938, puis le protectorat imposé par les nazis sur la Bohème-Moravie en mars 1939, la diplomatie britannique, suivie de celle de la France, opère un revirement et semble décidée à ne plus rien céder à Hitler qui, décidément, « n’est pas un gentleman ».

Mais Marcel Déat n’insiste guère sur le fait que c’est bien l’Allemagne nazie qui, par ses ambitions et ses coups de force, représente la principale menace pour la paix en Europe. Il concentre ses critiques sur « nos amis polonais »  coupables de faire de Dantzig un « casus belli » qui n’en vaut vraiment pas la peine.  Mais  Marcel Déat va plus loin, puisqu’il reprend  l’argumentaire hitlérien du rattachement inévitable de Dantzig au Troisième Reich. On sait ce qu’il en fut de cette affaire de Dantzig dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939…

Le 8 août 1940, l’Oeuvre publia de nouveau l’éditorial de Marcel Déat « Mourir pour Dantzig ».  Appuyant avec enthousiasme le maréchal Pétain, il s’agissait cette fois de justifier l’emprisonnement et les procès intentés contre les chefs politiques de la troisième République accusés d’être  les « responsables de la défaite ».

En 1941, Marcel Déat soutint ardemment  la création de la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme, envoyés combattre sur le front russe. En mars 1945, Les volontaires français affrontèrent les troupes soviétiques devant Dantzig. Ce fut une hécatombe. Ayant fui le pays à la Libération, Marcel Déat, quant à lui,  mourut de mort naturelle en Italie, en  1955.


Mourir pour Dantzig ?

Les remous de l’opinion européenne sont entièrement désordonnés, à moins qu’ils en soient trop dirigés, ce qui revient au même. En tout cas, les changements de décors diplomatiques se font à une telle vitesse que le fantassin moyen n’y comprend goutte, sinon qu’après lui avoir fait espérer la détente, on le promet de nouveau aux gloires mouillées des champs de betteraves.

Cette fois la perspective est dantzicoise : il paraît que tout à coup le problème de ce damné territoire est devenu actuel, aigu, lancinant, intolérable. Notez qu’il se pose depuis vingt ans, et qu’il n’y a aucune raison pour ne pas attendre encore un peu. J’ai entendu il y a une quinzaine d’années un spécialiste des choses d’Allemagne expliquer que la question du corridor était métaphysique, et qu’en conséquence tout exploserait bientôt.

Or les courants d’air du couloir n’ont nullement soufflé en tempête. Il est vrai que ce calme s’est instauré par ordre du Führer, lequel sait fort bien, à l’heure choisie, déchaîner ses orages diplomatico-militaires, avec accompagnement de tonnerres oratoires. Et s’il prend aujourd’hui fantaisie au maître de toutes les Allemagnes de mettre la main sur Dantzig, qui l’en empêchera ?

De là à conclure à la mauvaise volonté unilatérale du Reich et, à la nécessité évidente de se battre pour la ville dite libre, il n’y a qu’un pas, aflégrement franchi par beaucoup de braves gens, et d’abord par nos amis Polonais. Mais ici je demande la permission de faire quelques réflexions et de poser quelques questions.

Il y a peu de semaines, avant que l’Angleterre n’ait mis en train sa tentative de grande coalition, et dénoncé solennellement sa promesse de garantie, les Polonais avaient tout l’air de considérer l’affaire de Dantzig comme réglée. On nous expliquait d’ailleurs très bien la chose : le port de Gdynia, construit de toutes pièces, et avec une belle audace, en face de Dantzig, drainait tout le trafic polonais, et de ce fait le port de Dantzig n’intéressait plus nos amis. D’ailleurs les nazis étaient depuis longtemps les maîtres de la ville, où le malheureux représentant de la S.D.N. ne jouait plus qu’un rôle fantomatique.

Dans ces conditions, le rattachement au Reich n’était guère qu’une formalité, assurément désagréable,mais nullement catastrophique. Et surtout il ne pouvait être question d’en faire un casus belli. Aussi bien la promesse de garantie anglaise semiblait-elle rédigée pour que le sort de Dantzig fût mis hors série : du moment que les Polonais devaient eux-mêmes juger des atteintes portées à leurs conditions de vie et à leur souveraineté, et qu’ils n’attachaient pas davantage d’importance à Dantzig, il paraissait acquis que rien de grave ne se produirait de ce chef.

Mais voilà ; depuis quinze, jours, la Pologne a durci. Un frémissement patriotique a parcouru ce peuple émotif, et sympathique au possible. Les voilà maintenant tout prêts à considérer Dantzig comme un « espace vital ». Et non seulement ils refusent toute conversation, toute discussion, avec l’Allemagne, à propos du « couloir dans le couloir » et du régime de la ville et de son territoire, mais à leur tour ils réclament un protectorat.

Que signifie cette vague d’opinion — Est-elle vraiment si profonde ? Mystère. En tout cas, si on engage la conversation sur ce ton, on ne tardera pas à se hausser jusqu’à l’ultimatum, et les incidents de frontière vont se multiplier. Il ne s’agit pas du tout de fléchir devant les fantaisies conquérantes de M. Hitler, mais je le dis tout net : flanquer la guerre en Europe à cause de Dantzig, c’est y aller un peu fort, et les paysans français n’ont aucune envie de « mourir pour les Poldèves ». 

J’entends que nos amis Polonais sont remplis d’optimisme. A les en croire, la résistance allemande est à bout dans le domaine économique et psychologique. Le Führer ne sait plus à quel diable se vouer. La puissance militaire germanique est surfaite, les divisions blindées et motorisées ne sont pas tellement redoutables. Bref, pour un peu les Polonais se chargeraient à eux seuls de l’Allemagne, nous laissant le soin de régler éventuellement son compte à l’Italie, si elle se permettait de bouger. Je n’exagère pas, je répète des propos authentiques. Et je dis que cela n’est pas du tout sérieux.
Les cavaliers polonais sont pleins d’allant et ils conduisent leurs montures avec une habileté déconcertante. Mais les lances de ces brillants soldats arrêteront-elles les tanks, même si le lubrifiant fait défaut dans les rouages ? Et où sont Les matériels lourds de l’armée polonaise ? Et depuis quand les poitrines remplacent-elles les canons ? Et les usines de guerre polonaises ne sont-elles pas en Haute- Silésie, c’est-à-dire à la frontière, en une région où les nationalités .
s’entrecroisent, donc où les conours ne sauraient faire défaut à ‘armée du Reich ?

Et où en sont les relations avec la Russie ? Depuis quand les Polnais sont-ils résignés à ouvrir passage aux régiments rouges ? Depuis quand Staline est-il résolu à exporter ses soldats ? Et même, s’il en s’agit que de matériel, où en est-on, et que prévoit-on, et dans quel délai ? Allons, allons, revenons à une plus saine vision des choses. Il est toujours beau, de voir un peuple se dresser et affirmer sa volonté de grandeur. Mais il ne faut pas qu’une certaine jactance prétende suppléer aux organisations nécessaires.

Surtout, il n’est pas possible d’admettre, sous le méridien de Paris, que la question de Dantzig soit posée et réglée à l’Est de l’Europe, uniquement par la volonté de quelques hommes d’Etat polonais et alemands, avec la certitude que les automatismes diplomatiques et guerriers joueront, et que nous serons entraînés dans la catastrophe sans avoir pu dire notre sentiment.
Amitié tant qu’on voudra, alliance tant qu’on voudra, mais les Français n’admettront pas que leur vie et celle de leurs enfants dépendent soudain d’un geste ou d’un, mot, dans l’effervescence, plus ou moins spontanée de quelque manifestation populaire, à Varsovie ou aileurs. C’est Paris et c’est Londres qui doivent avoir la parole, d’abord.

Ces choses sont peut-être sévères, mais elles devaient être dites. Combattre aux côtés de nos amis Polonais, pour la défense commune de nos territoires, de nos biens, de nos libertés, c’est une perspective qu’on peut courageusement envisager, si elle doit contribuer au maintien de la paix. Mais mourir pour Dantzig non !

Marcel Déat, L’Oeuvre, 4 mai 1939, page 1

 

Mourir pour Dantzig