La colonisation de l’Algérie reste encore un chapitre de l’histoire de France difficile à aborder. Loin d’être taboue et enseignée dans les lycées depuis longtemps, certains semblent pourtant la découvrir à chacune des nombreuses crises diplomatiques franco-algériennes.
Si les travaux des historiens se sont multipliés depuis les années 80, la connaissance par le grand public des particularités de la colonisation et de la guerre d’Algérie restent moins développées que celle de la Seconde Guerre mondiale, pour de nombreuses raisons. Cette dernière ne saurait servir de comparaison à ce qui s’est passé en Algérie avant et pendant la guerre : chaque événement historique, funeste ou non, garde ses spécificités et possède son propre contexte (ce qui évite les amalgames et les concurrences mémorielles douteuses qui ne font que rajouter une pièce dans le tensiomètre franco-algérien). Pour autant, il n’est pas question de ne pas regarder en face cette histoire.
La colonisation de l’Algérie a été traversée par de nombreux épisodes sanglants démontrant l’absurdité criminelle de la colonisation en général, sa brutalité et son caractère inadmissible qui, dès le départ, n’échappent pas à certains observateurs. Le massacre de la tribu d’El Ouffia dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, deux ans après le début de la colonisation de l’Algérie, le démontre.
L’auteur du texte que nous vous proposons est Edmond Pellissier de Reynaud [ –, un officier et diplomate français, historien, explorateur et écrivain, connu pour son rôle au cours de la conquête de l’Algérie par la France. Issu de la noblesse de robe par son père, il participe en tant qu’officier de l’état-major à la conquête de l’Algérie à partir de 1830. En 1837, le gouverneur général de l’Algérie, le général Damrémont, désigne Pellissier de Reynaud Directeur des affaires arabes. C’est dans ce contexte que ce fin connaisseur du territoire algérien (il apprend et parle arabe, se mêle à la population et apprend à la connaître) rédige son oeuvre-phare permettant de saisir les premiers instants de la colonisation du territoire : les Annales algériennes. Ces dernières connaissent deux éditions : la première sort en 1836 (soit 6 ans après le début de la conquête), la seconde en 1854.
Dans cet extrait, Pellissier de Reynaud évoque le massacre d’El Ouffia situé à proximité immédiate d’Alger, perpétré par le duc de Rovigo dans la nuit du 6 au 7 avril 1832. Pellissier de Reynaud condamne sans équivoque ce massacre pour lequel aucun bilan humain n’a été établi avec certitude. Ce dernier se situe dans un contexte particulier, celui de la rivalité opposant le bey de Constantine, Ahmed Bey, toujours à son poste malgré la prise d’Alger par les Français en 1830, et des alliés de l’ancien bey de Médéa, Mostéfa Boumezrag. Ce dernier avait proclamé la destitution d’Ahmed Bey et nommé à sa place Ibrahim Bey, gendre du cheikh el Arab Si Ali Bey Ould Ferhat Ben Said, chef de tribu du Sahara. En réplique, Ahmed Bey avait nommé son oncle Ben Gannah « agha du désert et des oasis ». Ne parvenant pas à vaincre ce dernier, Ferhat ben Said demande finalement l’aide de la France et du général Savary, duc de Rovigo …
[…] Farhat-ben-Said, que nous avons déjà fait connaître désespérant de renverser le bey de Constantine par le seul moyen des Arabes, résolut de s’adresser aux Français.
À cet effet, il envoya des émissaires au duc de Rovigo pour l’engager à marcher sur Constantine, et lui offrir l’alliance et la coopération de toutes les tribus qui reconnaissaient son autorité. Cette députation, dont le duc fit grand bruit, ne reçut qu’une réponse évasive. Cependant les personnes qui la composaient furent très bien traitées à Alger, et en partirent chargées de présents. Le jour même de leur départ, elles furent dépouillées par des brigands sur le territoire des Ouffia, petite peuplade nomade qui campait à peu de distance de la Maison-Carrée, et elles revinrent porter leurs plaintes à Alger.
Aussitôt le duc de Rovigo prit une de ces déterminations violentes que rien ne saurait justifier : il fit partir pendant la nuit quelques troupes qui tombèrent au point du jour sur les Ouffia et les égorgèrent, sans que ces malheureux cherchassent même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort, tout ce qui pouvait être pris fut enlevé, on ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Cependant, l’humanité d’un petit nombre d’officiers sauva quelques femmes et quelques enfants. Le chef de cette malheureuse peuplade, El-Rabbia, avait été soustrait au carnage. on le réservait aux honneurs d’un jugement. En effet, malgré les généreux efforts de M. Pichon, il fut traduit devant un conseil de guerre, jugé, condamné et exécuté, et cependant on avait déjà acquis la certitude que ce n’étaient pas les Ouffia qui avaient dépouillé les envoyés de Farhat : mais acquitter le chef, c’était déclarer la peuplade innocente et condamner moralement celui qui en avait ordonné le massacre. Pour éviter cette conclusion logique, on condamna donc Rabbia. Sa tête fut un cadeau offert aux convenances personnelles du duc de Rovigo. L’aveu en a été fait par l’un des juges …
La sanglante exécution des Ouffia parut à quelques personnes une mesure gouvernementale très convenable. C’était ainsi qu’on faisait du temps des Turcs, disaient- ils. Il existe dans le monde une foule de gens qui n’aiment rien tant que des idées toutes faites. Celle que les Arabes ne peuvent être conduits que par la hache, et que les turcs n’employaient pas d’autres moyens, est une de ces idées que l’on adopte sans examen. Elle est tellement enracinée dans quelques esprits, qu’encore à présent on trouve à Alger des gens qui vous disent que l’expédition contre les Ouffia, injuste dans sa cause, produisit cependant le meilleur effet, et qu’elle nous assura plusieurs mois d’une tranquillité absolue ce qui est formellement démenti par les faits car ce fut précisément à partir de cette époque que commencèrent les hostilités partielles des Arabes, qui devaient amener plus tard la grande réunion de Souk-Ali. Le massacre d’El-Ouffia eut lieu dans le mois d’avril, et, au mois de mai suivant, une reconnaissance de trente hommes de la légion étrangère fut massacrée à une lieue de la Maison-Carrée. […]
Edmond Pellissier de Reynaud Annales algériennes Nouvelle édition revue corrigée et continuée jusqu’à la chute d’Abd El Kader, tome 1, Paris, J. Dumaine, 1854, extrait pages 246-248.
Note : la mise en forme du texte d’origine a été légèrement retouchée avec un retour à la ligne n’existant pas dans le texte d’origine.
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