Alexis de Tocqueville [1805-1859] reste avant tout connu pour son œuvre majeure De la démocratie en Amérique dont le premier tome paraît en 1835. À l’inverse, ses écrits concernant l’Algérie restent largement méconnus ; ils sont pourtant une source première pour comprendre pourquoi et comment la colonisation de l’Algérie a été entreprise.
L’Algérie tient une place particulière dans son œuvre, sujet sur lequel il travaille dix ans. Après avoir rédigé une première lettre en 1837, Tocqueville approfondit sa connaissance du territoire conquis. En 1841, il se rend pour la première fois en Algérie alors que le contexte s’avère difficile et l’entreprise très coûteuse, onze ans après le début de la colonisation. La classe politique se divise : les uns exigent le retrait des troupes françaises, les autres se prononcent en faveur d’une colonisation totale. Certains proposent une solution à mi-chemin avec une colonisation partielle. Tocqueville, qui a réuni une abondante documentation sur l’Algérie, est nommé membre d’une commission extraordinaire chargée d’étudier la question. C’est à ce titre qu’il part enquêter sur place, une première fois en 1841, et dans ce contexte qu’il rédige Travail en Algérie, publié cette même année, et dont nous vous proposons un extrait.
La première phrase qui ouvre son analyse débute par cette idée fixe qui perdure jusqu’à la fin des années 50 (et au-delà pour les partisans de l’Algérie française) : « Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l’Algérie. L’abandon qu’elle en ferait serait aux yeux du monde l’annonce certaine de sa décadence. » Tocqueville s’affiche sans ambiguïté comme un farouche partisan de la colonisation. Cette dernière doit permettre à la France de restaurer sa puissance, en particulier face à la Grande-Bretagne. La puissance d’une nation se mesure, à cette époque, à l’étendue de ses possessions terrestres. L’enjeu est également militaire (avec l’installation d’une base de ce côté de la Méditerranée) mais aussi économique, avec l’exploitation des terres de l’Algérie.
La guerre et son cortège de violences sont donc un moyen de parvenir à ce but. Nous avons choisi l’extrait suivant qui traite de la question du type de guerre à mener contre les Algériens. Si le texte peut paraître légitimement brutal, il faut recontextualiser le propos pour éviter tout anachronisme : en 1841, Tocqueville s’inscrit dans le droit de la guerre et la brutalité qu’elle autorise alors. Ses propos montrent également l’étendue de ses lectures, de César à Machiavel en passant par Polybe, les idées qu’il développe étant présentes chez ces auteurs.
Pour autant, Tocqueville n’est pas non plus un fanatique de la guerre : il prend d’ailleurs ses distances avec les méthodes employées par le maréchal Bugeaud, qu’il ne nomme pas directement, mais que l’on devine dans les premières lignes de cet extrait.
Quant à la manière de faire cette guerre, j’ai vu émettre deux opinions très contraires et que je rejette également.
D’après la première, pour réduire les Arabes il convient de conduire contre eux la guerre avec la dernière violence et à la manière des Turcs, c’est-à-dire en tuant tout ce qui se rencontre. J’ai entendu soutenir cet avis par des officiers qui allaient jusqu’à regretter amèrement qu’on commençât de part et d’autre à faire des prisonniers et on m’a souvent affirmé que plusieurs encourageaient leurs soldats à n’épargner personne. Pour ma part, j’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. Cette manière de mener la guerre me paraît aussi inintelligente qu’elle est cruelle. Elle ne peut entrer que dans l’esprit grossier et brutal d’un soldat. Ce n’était pas la peine en effet de nous mettre à la place des Turcs pour reproduire ce qui en eux méritait la détestation du monde. Cela, même au point de vue de l’intérêt, est beaucoup plus nuisible qu’utile ; car, ainsi que me le disait un autre officier, si nous ne visons qu’à égaler les Turcs nous serons par le fait dans une position bien inférieure à eux : barbares pour barbares, les Turcs auront toujours sur nous l’avantage d’être des barbares musulmans. C’est donc à un principe supérieur au leur qu’il faut en appeler.
D’une autre part, j’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants.
Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Et, s’il faut dire ma pensée, ces actes ne me révoltent pas plus ni même autant que plusieurs autres que le droit de la guerre autorise évidemment et qui ont lieu dans toutes les guerres d’Europe. En quoi est-il plus odieux de brûler les moissons et de faire prisonniers les femmes et les enfants que de bombarder la population inoffensive d’une ville assiégée ou que de s’emparer en mer des vaisseaux marchands appartenant aux sujets d’une puissance ennemie ? L’un est, à mon avis, beaucoup plus dur et moins justifiable que l’autre.
Si en Europe on ne brûle pas les moissons, c’est qu’en général on fait la guerre à des gouvernements et non à des peuples ; si on ne fait prisonniers que les gens de guerre, c’est que les armées tiennent ferme et que les populations civiles ne se dérobent point à la conquête. C’est en un mot que partout on trouve le moyen de s’emparer du pouvoir politique sans s’attaquer aux gouvernés ou même en se fournissant chez eux des ressources nécessaires à la guerre.
On ne détruira la puissance d’Abd-el-Kader qu’en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable qu’elles l’abandonnent. Ceci est une vérité évidente. Il faut s’y conformer ou abandonner la partie. Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent.
Le moyen le plus efficace dont on puisse se servir pour réduire les tribus, c’est l’interdiction du commerce. J’ai dit précédemment que les Arabes avaient plus besoin d’acheter et de vendre qu’on ne le supposait couramment. Ils souffrent beaucoup d’être parqués entre nos bayonnettes et le désert. Je me suis longtemps entretenu dans la province d’Alger avec des hommes intelligents qui s’étaient trouvés récemment chez les tribus voisines, notamment chez les Hadjoutes, à l’occasion du traité relatif à l’échange des prisonniers. Ils m’ont tous assuré que ces Arabes, bien que restant fidèles à Abd-el-Kader, se plaignent amèrement de l’état de souffrance dans lequel ils se trouvent par suite de la cessation du commerce. Ils montraient leurs troupeaux en disant : Que sert d’élever tous ces animaux s’il n’y a chez nous et autour de nous aucune ville où on puisse les vendre pour acheter ce qui nous est nécessaire et que nous ne pouvons fabriquer ?
Cet état de chose est peut-être moins senti dans la province d’Oran que dans celle d’Alger à cause du voisinage du Maroc ; toutefois, je ne puis douter que la misère n’y soit aussi fort grande.
Le second moyen en importance, après l’interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.
On crie beaucoup en France contre ces grandes promenades militaires que l’armée d’Afrique décore du nom de campagnes. On a raison dans ce sens que très souvent ces voyages meurtriers ne sont entrepris que dans le but de satisfaire l’ambition des chefs. Mais ils me paraissent quelquefois indispensables et dans ces cas on aurait bien tort de les proscrire.
Ce qui est à la longue insupportable à une tribu arabe, ce n’est pas le passage de loin en loin d’un grand corps d’armée sur son territoire, c’est le voisinage d’une force mobile qui à chaque instant et d’une manière imprévue peut tomber sur elle. De même, il faut reconnaître que ce qui peut protéger efficacement nos alliés, ce n’est pas une grande armée qui viendrait de loin en loin se joindre à eux pour combattre l’ennemi commun, c’est la possibilité de nous appeler à l’instant à leur secours si Abd-el-Kader s’approche.
On peut donc dire, en thèse générale, qu’il vaut mieux avoir plusieurs petits corps mobiles et s’agitant sans cesse autour de points fixes que de grandes armées parcourant à de longs intervalles un immense espace de pays. Partout où vous pouvez placer un corps de manière à ce qu’il puisse au besoin se débloquer et courir le pays, on doit le faire. C’est là, suivant moi, la règle. Mais pour placer ou ravitailler ces petits corps, il faut de temps à autre des expéditions considérables. […]
Alexis de Tocqueville Travail sur l’Algérie, octobre 1841, extrait du chapitre « Quelle espèce de guerre on peut et on doit faire aux Arabes »
Le texte est disponible dans :
-Alexis de Tocqueville, Oeuvres, Paris, éditions de la Pléiade, 1991, tome 1, 1744 pages.
-Alexis de Tocqueville Sur l’Algérie, Paris, Flammarion, 2003, 380 pages.
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Note de Clio Texte : les textes consacrés à l’Algérie n’ont pas pour vocation à alimenter un parti-pris, en particulier celui qui viserait à justifier la colonisation d’une manière ou d’une autre. L’objectif est de mettre à disposition du grand public des documents permettant d’éclairer le lecteur sur une époque, des acteurs, leurs intentions et leur recontextualisation.