Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), le grand poète allemand, a porté un grand intérêt à la vie culturelle et politique de son temps, jusqu’à la fin de sa longue vie. Avec une attention particulière pour la France.

Conversations de Goethe avec Eckermann dans les dernières années de sa vie, rédigées par l’écrivain et poète Johann Peter Eckermann (1792-1854), retranscrivent  les conversations que celui-ci a poursuivies avec  Goethe, entre 1823 et 1832. L’extrait que nous présentons est issu d’une conversation datée du 3 mai 1827.

Goethe qui n’a jamais visité Paris s’enthousiasme ici  pour le rayonnement intellectuel et culturel exceptionnel de la capitale française. Rayonnement qu’il attribue à la rencontre dans un même lieu des « meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement ». 

En ce premier tiers du XIXsiècle, Paris n’a pas encore été profondément transformée par les grands travaux haussmanniens et n’est pas encore la « ville-lumière ». On ne parle pas encore, bien sûr, ni de métropolisation ni d’hypercentre, mais si l’on suit Goethe, il semble que le rayonnement culturel mondial de Paris s’inscrive dans une histoire de  longue durée.


Conversation de Goethe avec Eckermann, jeudi 3 mai 1827 (extraits)

 […] Mais, c’est que nous tous, en réalité, nous menons une misérable vie d’isolement! Ce qui s’appelle vraiment le peuple ne sert que fort peu à notre développement, et tous les hommes de talent, toutes les bonnes têtes sont parsemées à travers toute l’Allemagne. L’un reste à Vienne, un autre à Berlin, un autre à Koenigsberg, un autre à Bonn ou à Dusseldorf, tous séparés les uns des autres par cinquante, par cent milles, et le contact personnel, l’échange personnel de pensées sont des raretés. […]

-Imaginez-vous maintenant une ville comme Paris, où les meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement; où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art de toutes les parties de la terre peuvent offrir de plus remarquable est accessible chaque jour à l’étude; imaginez-vous cette ville universelle, où chaque pas sur un pont, sur une place rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire. Et encore ne vous imaginez pas le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du dix-neuvième siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies, et alors vous concevrez comment Ampère, grandissant au milieu de cette richesse, peut être quelque chose à vingt-quatre ans. -Vous disiez tout à l’heure qu’il nous était facile de comprendre que l’on pût, à vingt ans, écrire des pièces aussi bonnes que celles de Mérimée. Vous avez raison, et je crois aussi d’une façon générale qu’il est plus facile à un jeune homme d’écrire une oeuvre solide que d’avoir la solidité du jugement. Mais, en Allemagne, aucun écrivain aussi jeune que Mérimée ne doit espérer montrer autant de maturité que Mérimée dans sa Clara Gazul. […]

Prenez, au contraire, Béranger. Il est né de parents pauvres ; c’est le rejeton d’un pauvre tailleur, devenu un pauvre apprenti imprimeur, puis placé avec un mince traitement dans un bureau quelconque; il n’a jamais été élève d’aucun collége, d’aucune université, et cependant ses chansons prouvent partout un esprit si mûr, elles sont si pleines de grâce, d’esprit, elles respirent une ironie si fine, l’art y est si parfait, la langue tellement maniée en maître, qu’elles sont devenues l’admiration, non pas seulement de la France, mais de toute l’Europe instruite. Imaginez maintenant ce même Béranger, non plus né à Paris, et vivant dans ce centre de l’univers, mais né d’un pauvre tailleur à Weimar ou à Iéna ; faites-lui parcourir ici la même pénible carrière, et demandez-vous quels fruits aurait portés ce même arbre croissant dans un tel terrain, dans une telle atmosphère. Ainsi, mon bon, je vous le répète pour qu’un talent puisse se développer vite et heureusement, il faut qu’il y ait dans sa nation beaucoup d’esprit en circulation. […]

Conversations de Goethe avec Eckermann pendant les dernières années de sa vie, Paris, 1863, pages 354-356

Pour accéder à la version originale publiée en 1863, cliquer Y  Ici

 

Pour en savoir plus sur Paris au XIXsiècle :

Christophe Charle, Paris, « capitales » des XIXsiècles, collection Points histoire, 2018