Les Clionautes ont reçu Laurent Joly en mars 2025 à l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Le Savoir des victimes. Comment on a écrit l’histoire de Vichy et du génocide des juifs de 1945 à nos jours (Grasset).
Histoire de l’histoire de Vichy et des juifs, le livre suit une démarche chronologique entre deux procès, celui de Pétain en 1945 et celui de Papon en 1998. Il expose combien l’histoire, la mémoire et la justice sont entrelacées, se réactivent mutuellement et finalement, après des années de déni, la responsabilité de la Collaboration fut enfin reconnue. Toutefois, les bornes temporelles doivent être revues car – c’est là un point important de l’ouvrage – Paxton est loin d’être le premier historien à évoquer clairement cette responsabilité et à le faire reconnaître du grand public.
En cette semaine de la presse 2025, voici un des premiers articles retrouvé dans Le Nouveau Candide par Laurent Joly qui identifie le rôle de Vichy dans la rafle du Vel d’Hiv. Nous sommes en… 1967, cinq ans avant la parution de La France de Vichy, 1940-1944.
Le Nouveau Candide, n°313, 24 avril 1967
Le Nouveau Candide est un journal hebdomadaire gaulliste français publié entre 1961 et 1967, sorte de rival à droite de L’Express. D’abord publié en format tabloïd bicolore, il passe au printemps 1966 à une formule avec couverture couleur.
Nous restituons cette couverture, avec le visage d’Alain Cohen, jeune révélation du film de Claude Berri, Le vieil homme et l’enfant, sorti la même année. Le film raconte, en pleine occupation allemande, l’affection qui se noue entre un jeune garçon juif et son « Pépé » d’adoption. Comme le jeune garçon était caché pour éviter les rafles, cela explique pourquoi on a choisi son portrait pour accompagner un article commentant la publication d’un livre important : La grande rafle du Vél d’Hiv de Paul Tillard et Claude Lévy.
Les deux auteurs, anciens résistants communistes tous les deux, sont les premiers à mettre en évidence la responsabilité de Pierre Laval dans la déportation des enfants juifs à partir de juillet 1942 et les rouages de la grande rafle. La thèse qui courait depuis le procès Pétain, celle du « moindre mal » avec Vichy qui aurait sauvé les juifs français malgré tout, est très sérieusement écornée. Non, cette rafle n’était pas le produit de l’unique folie allemande.
Cabu, alors âgé de 29 ans, accepte pour le Nouveau Candide d’illustrer des extraits de l’ouvrage de Lévy et Tillard : le Mémorial de la Shoah y a consacré une exposition en 2022.
Pour le même journal, on trouve aussi cette annonce, avec la photo d’une petite fille :
De nombreux articles témoignent de l’intérêt porté à l’ouvrage
En dépouillant le fond Lévy, Laurent Joly a découvert quantité de coupures de presse conservées par Claude Levy. Parmi ces articles, celui de Jean-François Revel que nous reproduisons ci-dessous.
Un article de Jean-François Revel pour L’Express, 8-14 mai 1967
Jean-François Revel (1924-2006) est un journaliste et un philosophe libéral. Il dirige de 1978 à 1981 la rédaction de l’Express. Il a été élu à l’Académie française en 1997.
Le juif à la vichyssoise
« Les Illusions du progrès », ce titre d’une oeuvre de Georges Sorel, je le ressassais malgré moi, à mesure qu’en lisant, j’égrenais la comptabilité funèbre de l’opération « Vent printanier », ce vent parfumé au Zyklon B, le fameux gaz dont un bidon de 200 grammes suffisait à tuer 5000 Juifs en un quart d’heure. Vent printanier. Le jeudi 16 juillet 1942, une mégarafle, visant à arrêter, puis à déporter pour les assassiner collectivement, quelque trente mille étrangers juifs, était déclenchée à Paris et en province. L’extermination des Français juifs, dans l’esprit des nazis et de Vichy, devait suivre, et, dans toute la mesure du possible, a suivi.
À la suite de mon article sur « Notre amour », de Roger Peyrefitte, j’ai reçu une carte postale d’un lecteur du Havre, ainsi libellée : « Oui, Peyrefitte écrit comme un fer à repasser, c’est exact. Mais il m’a du moins appris que, si les nazis, c’est la peste, les Juifs, c’est le choléra. » Mon correspondant ne signe pas. Trente ans et des millions de cadavres ont abouti à transformer en lettre anonyme ce qui, avant et pendant la guerre, eût été orgueilleusement et nominativement revendiqué. Moi qui doutais du progrès ! En 1942, au café le Dupont-Latin, une pancarte spécifiait que l’établissement était interdit « aux chiens et aux Juifs ». Étaient également interdits aux porteurs d’étoile jaune les jardins publics, les stades, les piscines, les musées, les cinémas, les théâtres, les bibliothèques, les gymnases, le métro – sauf la dernière voiture, qui leur était « réservée ».
Lancinantes redites humaines : on ouvre un transistor, et l’on entend qu’en Grèce les opposants sont regroupés dans les stades « en vue de leur évacuation », comme les Juifs le furent à Paris au Vél’d’Hiv’: on entend dire que des gens, à Athènes, « cherchent un ami sûr chez qui passer la nuit », pour déjouer l’aurore aux doigts d’acier, l’aube infâme des visites policières. Ils se dérobaient, les lâches !
Cette tendance à disparaître devant la police, à l’instant psychologique, engendrait une vive contrariété chez Darquier de Pellepoix, le commissaire général aux Questions juives. Dans un rapport officiel, il déplore « le nombre des absents parmi les individus à arrêter ». Il poursuit par un raisonnement dont voici la structure logique : les Allemands ont prévu pour la déportation des Juifs un certain nombre de trains avec un certain nombre de wagons : il faut que ces trains et ces wagons soient remplis. « Le nombre de trains prévus par les autorités allemandes correspond au transport de 30 000 Juifs. Il est donc nécessaire que les arrestations correspondent exactement au départ des trains prévus, et il serait opportun d’envisager les mesures nécessaires pour atteindre le chiffre de 32 000 Juifs accepté par le gouvernement français. «
Cette « acceptation » magnanime impliquait des engagements dont il faut souligner, à la gloire de notre génie administratif, qu’ils furent tenus. Car la Grande rafle fut une opération entièrement française, exécutée par la police et la gendarmerie françaises, dirigée par de hauts fonctionnaires français : Gillouin, chargé de mission au cabinet de Pétain, Peretti, du fichier de l’exemplaire fichier juif de la police française. Les Juifs, étrangers d’abord, français ensuite, furent « remis » par la France aux autorités d’occupation.
L’insuffisance des premiers résultats conduisit naturellement à « compléter » – c’est encore une expression Darquier : « Si, après application des mesures indiquées ci-dessus, le chiffre prévu n’était pas encore atteint, il serait opportun d’envisager de les compéter en ayant recours aux Juifs et aux Juives dont la naturalisation française date d’après le 1er janvier 1927. » De complément en complément, on parvint à 110 000 déportés dont 3% revinrent.
Nos fonctionnaires ne furent pas seuls à la peine dans l’obtention de ce résultat. Nos penseurs les y aidèrent. En effet, examinant les lois raciales de Vichy, les Allemands constatèrent avec surprise et ravissement que la « définition française » du Juif était « de loin la plus large ». Elle fut donc adoptée par nos vainqueurs séduits. C’était bien la première fois depuis longtemps que l’Allemagne empruntait quelque chose à la philosophie française.
Nous allâmes plus outre. Toutes les instructions nazies, dans toute l’Europe, excluaient de l’extermination par le gaz les Juifs de moins de 16 ans. Ce furent les Français, et Laval notamment, qui insistèrent pour que les enfants aussi fussent arrêtés. Lorsque cette proposition fut transmise à Berlin, Eichmann lui-même en fut tellement estomaqué, à l’ouverture de la dépêche, qu’il mit quinze jours à se remettre et à répondre. (« Oui », bien sûr. »)
Cependant la « noix d’honneur » de ce festival de l’intelligence et de la générosité revint au Maréchal en personne. À une dame qui lui écrivait, en 1942, pour lui dire que son neveu, fonctionnaire préfectoral, pouvait difficilement être concerné par l’arrêté de révocation qui venait d’être pris à son encontre, en tant que Juifs, pour la bonne raison qu’il avait été tué sur le front en 1940, le chef de l’Etat fit répondre : « Le maréchal Pétain va demander à M. le ministre de l’Intérieur de reconsidérer la mesure qu’il avait prise à l’encontre de votre neveu ».
Jean -François Revel , L’Express, 8-14 mai 1967, page 127
Laurent Joly a également mentionné un article de Jean-Paul Sartre, pas encore retrouvé mais qui sera ajouté dès que possible.
Pour aller plus loin, regarder la vidéo-conférence de Laurent Joly :