Raphael Lemkin [1900-1959], est un juriste polonais d’origine juive, resté dans l’histoire pour avoir forgé le terme » génocide « , mot entré dans le langage courant, mais dont l’usage, souvent passionné et déraisonné en fait oublier le sens juridique. Deux textes, rédigés par Lemkin, permettent de revenir aux sources de cette notion. Le second a été publié en 1946 et le premier deux ans plus tôt, en 1944.

Nous vous proposons ici la traduction d’une partie de ce chapitre, sans les notes de bas de page de l’auteur.
Version française (traduction personnelle) :
CHAPITRE IX – GÉNOCIDE
Génocide — Un nouveau terme et une nouvelle conception pour désigner la destruction des nations
Les nouveaux concepts nécessitent de nouveaux termes. Par « génocide », nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique. Ce nouveau mot, inventé par l’auteur pour désigner une pratique ancienne dans son développement moderne, est dérivé du mot grec ancien genos (race, tribu) et du mot latin cide (tuer), rejoignant ainsi dans sa formation des mots tels que tyrannicide, homicide, infanticide, etc. D’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf lorsqu’il est accompli par le massacre de tous les membres d’une nation. Il désigne plutôt un plan coordonné de différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, dans le but d’anéantir ces groupes eux-mêmes. Les objectifs d’un tel plan seraient la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de l’existence économique des groupes nationaux, ainsi que la destruction de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité et même de la vie des individus appartenant à ces groupes. Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions impliquées sont dirigées contre des individus, non pas à titre individuel, mais en tant que membres du groupe national.
L’illustration suivante suffira. La confiscation des biens des ressortissants d’une zone occupée au motif qu’ils ont quitté le pays peut être considérée simplement comme une privation de leurs droits de propriété individuels. Cependant, si les confiscations sont ordonnées à l’encontre d’individus uniquement parce qu’ils sont Polonais, Juifs ou Tchèques, alors ces mêmes confiscations tendent en fait à affaiblir les entités nationales dont ces personnes sont membres.
Le génocide comporte deux phases : l’une consiste à détruire le modèle national du groupe opprimé, l’autre à imposer le modèle national de l’oppresseur. Cette imposition peut s’exercer sur la population opprimée qui est autorisée à rester, ou sur le territoire seul, après le déplacement de la population et la colonisation de la zone par les ressortissants de l’oppresseur. Le terme « dénationalisation » était autrefois utilisé pour décrire la destruction d’un modèle national. L’auteur estime toutefois que ce terme est inadéquat car : (1) il ne sous-entend pas la destruction de la structure biologique ; (2) en sous-entendant la destruction d’un modèle national, il ne sous-entend pas l’imposition du modèle national de l’oppresseur ; et (3) certains auteurs utilisent le terme « dénationalisation » pour désigner uniquement la privation de la citoyenneté.
De nombreux auteurs, au lieu d’utiliser un terme générique, utilisent actuellement des termes qui ne connotent qu’un aspect fonctionnel de la notion générique principale de génocide. Ainsi, les termes « germanisation », « magyarisation », « italianisation », par exemple, sont utilisés pour désigner l’imposition par une nation plus forte (Allemagne, Hongrie, Italie) de son modèle national à un groupe national qu’elle contrôle. L’auteur estime que ces termes sont également inadéquats car ils ne traduisent pas les éléments communs d’une notion générique et traitent principalement des aspects culturels, économiques et sociaux du génocide, laissant de côté l’aspect biologique, tel que le déclin physique, voire la destruction, de la population concernée. Si l’on utilise le terme « germanisation » des Polonais, par exemple, dans cette connotation, cela signifie que les Polonais, en tant qu’êtres humains, sont préservés et que seul le modèle national des Allemands leur est imposé. Un tel terme est beaucoup trop restrictif pour s’appliquer à un processus dans lequel la population est attaquée, au sens physique, et est déplacée et supplantée par les populations des nations oppressives.
Le génocide est l’antithèse de la doctrine Rousseau-Portalis, qui peut être considérée comme implicite dans le Règlement de La Haye. Cette doctrine soutient que la guerre est dirigée contre les souverains et les armées, et non contre les sujets et les civils. Il a fallu une longue période d’évolution dans la société civilisée pour passer des guerres d’extermination, qui ont eu lieu dans l’Antiquité et au Moyen Âge, à la conception des guerres comme étant essentiellement limitées à des activités contre des armées et des États. Dans la guerre actuelle, cependant, le génocide est largement pratiqué par l’occupant allemand. L’Allemagne ne pouvait accepter la doctrine Rousseau-Portalis : premièrement, parce que l’Allemagne mène une guerre totale ; et deuxièmement, parce que, selon la doctrine du national-socialisme, c’est la nation, et non l’État, qui est le facteur prédominant. Dans cette conception allemande, la nation fournit l’élément biologique à l’État. Par conséquent, en imposant le Nouvel Ordre, les Allemands ont préparé, mené et poursuivi une guerre non seulement contre les États et leurs armées, mais aussi contre les peuples. Pour les autorités d’occupation allemandes, la guerre semble donc offrir l’occasion la plus appropriée pour mener à bien leur politique de génocide. Leur raisonnement semble être le suivant :
La nation ennemie sous le contrôle de l’Allemagne doit être détruite, désintégrée ou affaiblie à des degrés divers pendant des décennies. Ainsi, le peuple allemand dans l’après-guerre sera en mesure de traiter avec les autres peuples européens en position de supériorité biologique. Étant donné que l’imposition de cette politique de génocide est plus destructrice pour un peuple que les blessures subies au cours des combats, le peuple allemand sera plus fort que les peuples assujettis après la guerre, même si l’armée allemande est vaincue. À cet égard, le génocide est une nouvelle technique d’occupation visant à gagner la paix même si la guerre elle-même est perdue.
À cette fin, l’occupant a élaboré un système destiné à détruire des nations selon un plan préparé à l’avance. Avant même la guerre, Hitler envisageait le génocide comme un moyen de modifier les relations biologiques en Europe en faveur de l’Allemagne. La conception du génocide d’Hitler ne repose pas sur des modèles culturels, mais biologiques. Il estime que « la germanisation ne peut se faire qu’avec la terre et jamais avec les hommes ».
Lorsque l’Allemagne occupa les différents pays européens, Hitler considéra leur administration comme si importante qu’il ordonna aux commissaires du Reich et aux gouverneurs de lui rendre directement compte. Le plan de génocide devait être adapté aux considérations politiques de chaque pays. Il ne pouvait être mis en œuvre dans toute sa rigueur dans tous les États conquis, et le plan variait donc en fonction du sujet, des modalités et du degré d’intensité dans chaque pays occupé. Certains groupes, tels que les Juifs, devaient être complètement exterminés. Une distinction est faite entre les peuples considérés comme apparentés au peuple allemand (tels que les Néerlandais, les Norvégiens, les Flamands, les Luxembourgeois) et les peuples qui ne le sont pas (tels que les Polonais, les Slovènes, les Serbes). Les populations du premier groupe sont jugées dignes d’être germanisées. En ce qui concerne les Polonais en particulier, Hitler a exprimé l’opinion que seule leur terre pouvait et devait être germanisée de manière profitable.
Version d’origine
CHAPTER IX – GENOCIDE
I. Genocide — A New Term and New Conception for Destruction of NationsNew conceptions require new terms. By “genocide” we mean the destruction of a nation or of an ethnic group. This new word, coined by the author to denote an old practice in its modern development, is made from the ancient Greek word genos (race, tribe) and the Latin cide (killing), thus corresponding in its formation to such words as tyrannicide, homocide, infanticide, etc. Generally speaking, genocide does not necessarily mean the immediate destruction of a nation, except when accomplished by mass killings of all members of a nation. It is intended rather to signify a coordinated plan of different actions aiming at the destruction of essential foundations of the life of national groups, with the aim of annihilating the groups them selves. The objectives of such a plan would be disintegration of the political and social institutions, of culture, language, national feelings, religion, and the economic existence of national groups, and the destruction of the personal security, liberty, health, dignity, and even the lives of the individuals be longing to such groups. Genocide is directed against the national group as an entity, and the actions involved are directed against individuals, not in their individual capacity, but as members of the national group.
The following illustration will suffice. The confiscation of property of na tionals of an occupied area on the ground that they have left the country may be considered simply as a deprivation of their individual property rights. However, if the confiscations are ordered against individuals solely because they are Poles, Jews, or Czechs, then the same confiscations tend in effect to weaken the national entities of which those persons are members.
Genocide has two phases : one, destruction of the national pattern of the oppressed group; the other, the imposition of the national pattern of the oppressor. This imposition, in turn, may be made upon the oppressed population which is allowed to remain, or upon the territory alone, after removal of the population and the colonization of the area by the oppressor’s own nationals. Denationalization was the word used in the past to describe the destruction of a national pattern. The author believes, however, that this word is inadequate because : (1) it does not connote the destruction of the biological structure ; (2) in connoting the destruction of one national pattern, it does not connote the imposition of the national pattern of the oppressor ; and (3) denationalization is used by some authors to mean only deprivation of citizenship.
Many authors, instead of using a generic term, use currently terms connoting only some functional aspect of the main generic notion of genocide. Thus, the terms “Germanization,” “Magyarization,” “ Italianization,” for example, are used to connote the imposition by one stronger nation (Germany, Hungary, Italy) of its national pattern upon a national group controlled by it. The author believes that these terms are also inadequate because they do not convey the common elements of one generic notion and they treat mainly the cultural, economic, and social aspects of genocide, leaving out the biological aspect, such as causing the physical decline and even destruction of the population involved. If one uses the term “Germanization ” of the Poles, for example, in this connotation, it means that the Poles, as human beings, are preserved and that only the national pattern of the Germans is imposed upon them. Such a term is much too restricted to apply to a process in which the population is attacked, in a physical sense, and is removed and supplanted by populations of the oppressor nations.
Genocide is the antithesis of the Rousseau-Portalis Doctrine, which may be regarded as implicit in the Hague Regulations. This doctrine holds that war is directed against sovereigns and armies, not against subjects and civilians. In its modern application in civilized society, the doctrine means that war is conducted against states and armed forces and not against populations. It required a long period of evolution in civilized society to mark the way from wars of extermination, which occurred in ancient times and in the Middle Ages, to the conception of wars as being essentially limited to activities against armies and states. In the present war, however, genocide is widely practiced by the German occupant. Germany could not accept the Rousseau-Portalis Doctrine : first, because Germany is waging a total war ; and secondly, because, according to the doctrine of National Socialism, the nation, not the state, is the predominant factor. In this German conception the nation provides the biological element for the state. Consequently, in enforcing the New Order, the Germans prepared, waged, and continued a war not merely against states and their armies but against peoples. For the German occupying authorities war thus appears to offer the most appropriate occasion for carrying out their policy of genocide. Their reasoning seems to be the following :
The enemy nation within the control of Germany must be destroyed, disintegrated, or weakened in different degrees for decades to come. Thus the German people in the post-war period will be in a position to deal with other European peoples from the vantage point of biological superiority. Because the imposition of this policy of genocide is more destructive for a people than injuries suffered in actual fighting, the German people will be stronger than the subjugated peoples after the war even if the German army is defeated. In this respect genocide is a new technique of occupation aimed at winning the peace even though the war itself is lost.For this purpose the occupant has elaborated a system designed to destroy nations according to a previously prepared plan. Even before the war Hitler envisaged genocide as a means of changing the biological interrelations in Europe in favor of Germany. Hitler’s conception of genocide is based not upon cultural but upon biological patterns. He believes that “ Germanization can only be carried out with the soil and never with men. »
When Germany occupied the various European countries, Hitler considered their administration so important that he ordered the Reich Commissioners and governors to be responsible directly to him. The plan of genocide had to be adapted to political considerations in different countries. It could not be implemented in full force in all the conquered states, and hence the plan varies as to subject, modalities, and degree of intensity in each occupied country. Some groups—such as the Jews—are to be destroyed completely. A distinction is made between peoples considered to be related by blood to the German people (such as Dutchmen, Norwegians, Flemings, Luxemburgers), and peoples not thus related by blood (such as the Poles, Slovenes, Serbs). The populations of the first group are deemed worthy of being Germanized. With respect to the Poles particularly, Hitler expressed the view that it is their soil alone which can and should he profitably Germanized.
Source : Axis rule in occupied Europe , laws of occupation, analysis of government, proposals for redress, by Raphaël Lemkin – Publications of the Carnegie Endowment for International Peace Division of International Law , 1944, 674 pages – Extrait pages 79 -82
L’ouvrage est disponible entre-autre, sur Gallica ICI
Pour aller plus loin
- Pour comprendre la doctrine Rousseau-Portalis liée au droit de la guerre, à laquelle Lemkin fait allusion, nous vous conseillons les liens suivants : Dan E. Stigall La doctrine Rousseau-Portalis, la pensée juridique française et le droit de la guerre, 1er octobre 2025, disponible sur le site du Lieber Intitute, ICI

