Pour le grand public, l’histoire de l’informatique et d’Internet se résume le plus souvent au début de Bill Gates et de Steve Jobs, mettant au point les premiers ordinateurs grand public au fond de leur garage. Mais le développement du numérique et de l’intelligence artificielle nous pousse à dépasser ces clichés de l’histoire, pour nous pencher de manière plus rigoureuse sur les origines de l’Internet libre et des documents qui l’ont accompagné, souvent annonciateurs, voire prophétiques de la situation actuelle.
Pour débuter, nous vous proposons ici les traductions de deux documents d’origine allemande, rédigés dans le contexte du début des années 80 et qui cherchent déjà à définir la philosophie qui doit, selon eux, accompagner les logiciels libres et le cyberespace tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ces textes ne sont pas de simples archives historiques : ce sont des manifestes toujours opérationnels qui éclairent nos débats contemporains sur la surveillance, la propriété des données, l’intelligence artificielle et la souveraineté numérique.

Pourquoi ces textes ?

Le Chaos Computer Club (CCC, qui existe toujours) représente l’une des deux branches complémentaires du mouvement pour la liberté numérique. Son approche est volontairement anarchiste, décentralisée, mais aussi ludique. Par conséquent, il se concentre avant tout sur l’infrastructure, les réseaux, mais aussi la résistance au contrôle étatique et aux monopoles. Il affiche une conviction que nous retrouverons chez d’autres acteurs : l’informatique peut être un outil d’émancipation ou d’oppression, selon qui la contrôle. Les deux textes que nous vous proposons montrent la lucidité des auteurs quant à la place à venir du numérique et aux nombreuses questions qu’elle pose déjà (données, copyrights, RGPD, menaces sur les emplois et les libertés …)

Rappel du contexte historique, celui de l’Allemagne de l’Ouest du début des années 1980 :
  • La division est-ouest est une réalité (le Mur tombe en novembre 1989)
  • Les Allemands sont pris entre, d’un côté, la mémoire du totalitarisme nazi et, de l’autre côté du mur, la réalité de la Stasi en RDA.
  • On assiste à une montée du mouvement écologiste et pacifiste.
  • Berlin-Ouest est un foyer de contre-culture.
  • La RFA fait face à une informatisation rapide de son économie et de son administration.
  • La Deutsche Bundespost possède le monopole des télécommunications.
  • Enfin, mentionnons le projet BTX (Bildschirmtext), une tentative de créer un « Minitel allemand » contrôlé.

Dans ce contexte, quelques « Komputerfrieks » berlinois décident de s’organiser pour penser collectivement l’usage politique des ordinateurs et des réseaux.


 

Document n°1 : « fais quelquechose », le tuwat.txt – Berlin ouest, RFA – 1981

Cet appel est publié dans la taz (die Tageszeitung), journal alternatif berlinois, le 1er septembre 1981. Il a pour auteurs Tom Twiddlebit (Klaus Schleisiek), Wau (Herwart Holland-Moritz), Wolf (Wolf Gevert), et deux anonymes. TUWAT est de l’argot berlinois pour « tu etwas » = Toi aussi, fais quelque chose ». C’est un appel à l’action, et non une déclaration théorique.

 

Version française :

Que la « sécurité intérieure » ne devienne possible qu’avec l’usage de l’informatique, les puissants en sont aujourd’hui tous convaincus.

Que les ordinateurs ne fassent pas grève commence lentement à s’imposer comme une évidence, même dans les entreprises de taille moyenne.

Que l’informatique rende le téléphone « encore plus beau », la Poste tente aujourd’hui de le prouver à travers des « tests grandeur nature » de son système Bildschirmtext.

Que le « personal computer » doive maintenant être vendu en Allemagne au conducteur de BMW gavé de vidéo, c’est ce que les campagnes publicitaires commencent à  rendre clair.

Que, malgré tout cela, il soit possible de faire des choses sensées avec de petits ordinateurs, sans avoir besoin de grandes organisations centralisées, c’est ce que nous croyons.

Afin que nous, les « Komputerfrieks », ne continuions pas plus longtemps à nous agiter chacun de notre côté sans coordination, faisons quelque chose, et retrouvons-nous le 17 septembre 1981 à Berlin, rue Watt (bâtiment principal de la taz), à partir de 11 heures.

Nous parlerons de :

  • réseaux internationaux
  • droit à la communication
  • droit des données (à qui appartiennent mes données ?)
  • copyright
  • systèmes d’information et d’apprentissage
  • bases de données
  • chiffrement
  • jeux informatiques
  • langages de programmation
  • contrôle de processus
  • matériel
  • et de tout ce qui va avec.

Tom Twiddlebit, Wau, Wolf, Non nommés (~2)

 

Texte original allemand

tuwat.txt

Dass die innere Sicherheit erst durch Komputereinsatz möglich wird, glauben die Mächtigen heute alle.

Dass Computer nicht streiken, setzt sich als Erkenntnis langsam auch bei mittleren Unternehmen durch.

Dass durch Komputereinsatz das Telefon noch schöner wird, glaubt die Post heute mit ihrem Bildschirmtextsystem in „Feldversuchen » beweisen zu müssen.

Dass der „personal computer » nun in Deutschland dem videogesättigten BMW-Fahrer angedreht werden soll, wird durch die nun einsetzenden Anzeigenkampagnen klar.

Dass sich mit Kleincomputern trotzalledem sinnvolle Sachen machen lassen, die keine zentralisierten Großorganisationen erfordern, glauben wir.

Damit wir als Komputerfrieks nicht länger unkoordiniert vor uns hinwuseln, tun wir wat und treffen uns am 17.9.81 in Berlin, Wattstr. (TAZ-Hauptgebäude) ab 11.00 Uhr.

Wir reden über internationale Netzwerke – Kommunikationsrecht – Datenrecht (Wem gehören meine Daten?) – Copyright – Informations- u. Lernsysteme – Datenbanken – Encryption – Komputerspiele – Programmiersprachen – processcontrol – Hardware – und was auch immer.

Tom Twiddlebit, Wau, Wolf, Ungenannt (~2)

***

Document n° 2 : Les buts du Chaos Computer Club

Traduction française

Présentation du Chaos Computer Club

Le Chaos Computer Club est une association galactique sans structures fixes. Nous incarnons l’avenir : diversifié et varié grâce à la formation et à la pratique d’un usage approprié des ordinateurs (souvent appelé « hacking »).

Nous réalisons, dans la mesure du possible, le « nouveau » droit humain à un échange d’informations libre, sans entraves et incontrôlable à l’échelle mondiale (la liberté des données), entre tous les êtres humains et autres êtres intelligents, sans exception.

Les ordinateurs sont une condition irréversible de notre époque. Ils sont à la fois des outils de jeu, de travail et de réflexion, mais avant tout : « le média le plus important de notre temps ».

Explication : Des siècles après l’invention des médias « imprimés » (livres, magazines, journaux), sont apparus des médias permettant la diffusion mondiale d’images et de sons : la photographie, le cinéma, la radio et la télévision. Aujourd’hui, le média décisif est l’ordinateur. Grâce à lui, il est possible de transmettre des informations sur tout ce qui est imaginable dans cette galaxie et, par la puissance de l’intelligence, de créer du nouveau. Les techniques utilisées pour la diffusion sont secondaires par rapport à cette révolution.

Exemples :

Le Washington Post propose ses articles non imprimés (ceux de demain) à ses clients payants (et à quiconque possède le bon mot de passe) via ordinateur (par téléphone et satellite), accessibles par mots-clés. Ce n’est plus une « presse écrite », mais quelque chose de nouveau, qui a, entre autres, des répercussions sur le métier de rédacteur.

Le rythme cardiaque et d’autres données personnelles d’Ulf Merbold et d’autres astronautes ont été transmis sous forme de signaux à la station terrestre. Ce n’est plus de la « radio », mais une innovation aux conséquences multiples : une équipe médicale peut poser un diagnostic à distance.

Un géant américain de la distribution diffuse son catalogue sur disque laser (affichage télévisé d’images fixes et de courtes vidéos, sélectionnables par télécommande via un arbre de recherche, sans avoir à tourner les pages). Les prix, les disponibilités et les options de commande ne figurent pas sur le disque : ils s’affichent par téléphone sous forme de bandes colorées (au choix en anglais, français ou espagnol). Ce n’est pas simplement un nouveau type de catalogue de vente par correspondance, mais bien plus : une révolution.

Le « petit-déjeuner par câble » pour tous. Des entreprises (pas seulement américaines) développent en laboratoire informatique de nouvelles formes de vie, qu’elles brevètent. Un professeur de Brême écrivait en février 1983 dans le Deutsches Ärzteblatt à propos de la « création d’hybrides homme-animal pour des travaux simples ». Une condition essentielle à cela : les ordinateurs et les bases de données accessibles par téléphone, avec leurs interminables listes d’ADN. Les conséquences sont difficiles à imaginer.

Tous les médias existants sont de plus en plus interconnectés par les ordinateurs. Cette interconnexion crée une nouvelle qualité médiatique. À ce jour, il n’existe pas de meilleur nom pour ce nouveau média que « ordinateur ».

Nous utilisons ce nouveau média au moins aussi (ir)responsablement que les anciens. Nous nous élevons contre les politiques de la peur et de l’abrutissement liées aux ordinateurs, ainsi que contre les mesures de censure imposées par les multinationales, les monopoles postaux et les gouvernements.

Nos missions pour 1984 et les années à venir :

  • Collecte de fonds pour diverses activités.
  • Diffusion de notices de construction et de kits pour des modems bon marché et universels, des lecteurs de codes-barres, etc.
  • Diffusion du magazine « Die Datenschleuder ».
  • « CopyBits » : collecte et partage de toutes les informations possibles sur des sujets variés. Réponse aux questions des lecteurs par écrit et via CBBS (système de babillard électronique), sur n’importe quel sujet (courrier privé – difficilement censurable).
  • Création de bases de données accessibles au public (par téléphone), appelées « Computer Bulletin Board Systems » (CBBS) ou « systèmes d’accès public libre ».
  • Collaboration avec des réseaux informatiques existants, comme « l’association of free public access systems » en Angleterre, et développement d’une organisation similaire dans l’espace germanophone.
  • S’amuser avec les ordinateurs, par exemple « La Fabrique de mots de passe » : collecter, inventer et offrir des mots de passe de toutes sortes (quel est le mot de passe de l’ordinateur du Vatican ? 666 ? Dieu ? INRI ? BABEL ?).
  • Collecte et diffusion d’informations sur les systèmes téléphoniques : écoutes, pièges, services spéciaux, coupures téléphoniques en cas d’« état d’urgence », etc.
  • Réseaux informatiques : accès et interconnexions.
  • Soutien pratique mutuel pour affronter le beau nouveau monde en cette année de grande fraternité.
  • Tout ce qui est amusant et ne coûte rien.

Texte original allemand

Der Chaos Computer Club stellt sich vor

Der Chaos Computer Club ist eine galaktische Vereinigung ohne feste Strukturen. Nach uns die Zukunft: vielfältig und abwechslungsreich durch Ausbildung und Praxis im richtigen Umgang mit Computern (wird oft auch als « hacking » bezeichnet).

Wir verwirklichen soweit wie möglich das „neue » Menschenrecht auf zumindest weltweiten freien, unbehinderten und nicht kontrollierbaren Informationsaustausch (Freiheit für die Daten) unter ausnahmslos allen Menschen und anderen intelligenten Lebewesen.

Computer sind dabei eine nicht wieder abschaffbare Voraussetzung. Computer sind Spiel-, Werk- und Denk-Zeug: vor allem aber: „das wichtigste neue Medium ».

Zur Erklärung: Jahrhunderte nach den „Print »-Medien wie Büchern, Zeitschriften und Zeitungen entstanden Medien zur globalen Verbreitung von Bild und Ton; also Foto, Film, Radio und Fernsehen. Das entscheidende heutige neue Medium ist der Computer. Mit seiner Hilfe lassen sich Informationen über alles denkbare in dieser Galaxis übermitteln und – kraft des Verstandes – wird neues geschaffen. Die zur Verbreitung benutzten Techniken sind demgegenüber untergeordnet.

Beispiele:

Die Washington Post bietet ihre ungedruckten Artikel für die Zeitung von morgen den zahlenden Kunden (und allen mit dem richtigen Password) per Computer (via Telefon und Satellit) nach Stichwort wählbar an. Das ist keine „Zeitung » mehr, sondern etwas neues und hat – unter anderem – Auswirkungen auf den Beruf des Redakteurs.

Der Herzschlag und andere persönliche Daten von Ulf Merbold und anderen Raumfliegern wurden als Datenpiepse zur Erdstation gefunkt. Das ist eben kein „Radio » mehr, sondern hat viele Konsequenzen. Nicht nur: ein Ärzteteam macht Ferndiagnose.

Ein amerikanischer Kaufhauskonzern verbreitet seinen Katalog auf Laserplatte (Fernsehwiedergabe von Standbildern und Kurzfilmen, wählbar mit der Fernbedienung nach Suchbaum ohne Um-Blättern). Die aktuellen Preise, Liefer- und Bestellmöglichkeiten stehen NICHT auf der Laserplatte, sondern werden PER TELEFON als bunte Schriftbalken (nach Wunsch englisch/französisch/spanisch) eingeblendet. Das ist nicht einfach eine Art neuer Versandkatalog, sondern bewirkt viel mehr.

Kabelfrühstück für alle. (Nicht nur) amerikanische Firmen entwickeln in Computerlabors neue Lebewesen, die sie auch patentieren lassen. Von der „Züchtung von Mensch-Tier-Mischwesen für einfache Arbeit » schreibt im „Deutschen Ärzteblatt » vom Februar 1983 ein Bremer Professor. Eine entscheidende Voraussetzung dazu sind Computer und die per Telefon abrufbaren Datenbanken mit den ellenlangen DNS-Listen. Die Konsequenzen sind kaum vorstellbar.

Alle bisher bestehenden Medien werden immer mehr vernetzt durch Computer. Diese Verbindung schafft eine neue Medienqualität. Es gibt bisher keinen besseren Namen für dieses neue Medium als Computer.

Wir verwenden dieses neue Medium – mindestens – ebenso (un)kritisch wie die alten. Wir stinken an gegen die Angst- und Verdummungspolitik in Bezug auf Computer sowie die Zensurmaßnahmen von internationalen Konzernen, Postmonopolen und Regierungen.

Unsere Aufgaben für 1984 und die nähere Zukunft:

  • Sammlung von Geld für diverse Aktivitäten.

  • Verbreitung von Bauanleitungen und Bausätzen für billige und universelle MODEMS, Strichcodeleser usw.

  • Verbreitung der Zeitschrift „die datenschleuder »

  • CopyBits, Sammlung und Weitergabe von allen möglichen Infos zu interessanten Themenkreisen. Beantwortung von Leseranfragen in Schriftform und CBBS über was-auch-immer (private Post – kaum zensierbar)

  • Gründung verschiedener öffentlich (per Telefon) zugänglicher Datenbanken, „Computer Bulletin Board Systems », CBBS oder „free public access systems » genannt.

  • Zusammenarbeit mit schon bestehenden Computernetzwerken, so etwa der „association of free public access systems » in England sowie Ausbau einer entsprechenden Vereinigung im deutschsprachigen Raum

  • Spaß mit Computern, z.B. Die Password-Fabrik. Sammeln, Ausdenken und Verschenken von Passwörtern aller Art (Welches Password hat der Vatikancomputer? 666? Gott? INRI? BABEL?)

  • Sammlung und Verbreitung von Informationen über Telefonsysteme. Abhören, Fangschaltungen, Sonderdienste, Telefonabschaltung im „Notstand » usw.

  • Rechnernetze. Zugriff und Verknüpfungen

  • Praktische gegenseitige Unterstützung beim Umgang mit der schönen neuen Welt im Jahr der großen Brüderlichkeit

  • Alles, was Spaß macht und nichts kostet.

Source : premier numéro du magazine du Chaos Computer Club, 1984, disponible ICI et conservé à la Bibliothèque de Francfort

 

Choix des documents et traductions : Ludovic Chevassus

Textes de présentation : Ludovic Chevassus et Cécile Dunouhaud

Mise en ligne : Cécile Dunouhaud