L’article, publié  par le  quotidien Le Matin en page 1 de son édition du jeudi 7 janvier 1915, posait la question du sort à réserver aux grossesses et aux enfants à naître, du fait des viols perpétrés par des soldats allemands sur des femmes françaises, lors de l’invasion du pays à partir l’été 1914. Allant jusqu’à s’appuyer sur un argument religieux et sur l’autorité morale de l’Église, son auteur, Jean d’Orsay, se prononçait sans ambiguité pour  la solution de l’avortement et conseillait même  aux femmes victimes de viols d’y avoir recours afin de ne pas  » perpétuer l’abomination dont vous fûtes les innocentes victimes ».

À cette époque, Le Matin était le deuxième quotidien de France et tirait à près d’un million d’exemplaires. L’article eut donc  un grand retentissement  dans le pays et provoqua un débat public au sujet de l’avortement des femmes victimes de viols de guerre, une  controverse  qui dura environ deux mois.

Nous reviendrons plus en détail sur cette affaire après le texte de l’article.


 

 

Pour la race!
LE SERMON AUX FEMMES ÉPROUVÉES


Les brutes ont passé là. C’était, avant leur venue, une de ces placides et coquettes cités flamandes, cambrées dans le gris corselet de leurs remparts étoilés de ravenelles ou fleurdelisés de joubarbes, et qui mirent au glauque miroir de leurs douves les fumées légères de leurs foyers heureux.

Les brutes ont passé là.

Un matin d’automne, sur la cité sans défense, ils s’abattirent sauvagement, massacrant ou mutilant les jeunes gens et les hommes, emprisonnant ou molestant les vieillards, brutalisant et pourchassant les enfants.

Quant aux mères et aux femmes, sans distinction d’âge ni de rang, la plume se refuse à écrire, l’imagination à évoquer les atrocités sans nom auxquelles se livrèrent, sous l’œil cynique et bassement complaisant d’une clique de goujats de tous grades, des soldats ravalés à l’indignité de soudards ivres.

Puis la tourbe s’éloigna, laissant comme de coutume, aux quatre coins de la ville écartelée, son immonde estampille : foyers ravagés, toits incendiés, ruines et douleurs amoncelées, l’irréparable, l’ignominie, l’ordure…

……

Des jours et des semaines s’écoulèrent.
Au cœur de la cité meurtrie, souillée, agonisante, un peu de vie lentement reflua. Peu à peu, la plaie se cicatrisa, les survivants recouvrèrent leur sang-froid, les femmes et les mères éplorées se résignèrent. Aux âmes et aux foyers éteints, une flamme tremblota. Amèrement poignante et à jamais consternée, mais têtue et agrippée à se survivre, parmi les tristes décombres au relent de mort, l’existence continua.
Un dimanche, à l’aube, la cloche de léglise, depuis longtemps muette, tinta. Les exercices religieux allaient reprendre : ce fut un peu de douceur dans le noir du cauchemar.

Après l’offertoire, le seul ecclésiastique survivant au désastre, un vieux prêtre, aux yeux pâlis, au regard droit de ces regards qui ont vu la mort en face et qui l’ont affrontée monta en chaire et parla.

C’était le dimanche qui précédait Noël, et l’évangile du jour évoquait la sombre histoire d’Hérode et la tuerie des Innocents.

….

Dans l’émouvant silence, parmi la tragique détresse de l’église démantelée, sous les voûtes de paix où s’était acharnée plus qu’ailleurs la rage incendiaire des bourreaux, et que stigmatisaient encore les crachats des obus et les soufflets insultants de la mitraille, le prêtre d’une voix âpre et vibrante, commenta la parole sacrée.

Dieu, mes frères, n’est pas dans la tourmente, dit l’Ecriture. Mais, l’ouragan passé, il inspire à ses serviteurs l’énergie de réparer les désastres commis. C’est pourquoi, bien qu’écrasé comme vous sous la douleur de notre ruine commune, je hausserai ma parole au-dessus du texte saint, et invoquerai, par delà la lettre qui tue, la bienheureuse assistance de l’esprit qui vivifie. Je parlerai dans la double indignation de ma foi meurtrie et de ma conscience outragée.

Et voici que par la fatale contrainte d’une cause douloureuse mais humaine, au lieu de réprouver en ce jour la barbarie d’Hérode, je me vois dans l’obligation, mes frères, de hasarder devant vous la justitication de son acte, de prêcher à mes douces brebis la doctrine de meurtre et d’extermination..

Oui, mes soeurs, car c’est à vous seules que je veux m’adresser maintenant,– au nom du Dieu de vengeance qui condamne, et du Dieu de pitié qui absout, VOUS SE VOUDREZ PAS PERPÉTUER L’ABOMINATION DONT VOUS FUTES LES INNOCENTES ET SAINTES VICTIMES. Il ne faut pas que la lie de ténèbres apparaisse à la face du jour. Que chacune de vous se fasse l’Hérode impitoyable de la lignée d’opprobre que d’infâmes Amalécites ont suscitée sur leurs routes sanguinaires. Proscrivez, extirpez, exterminez sans scrupule l’ivraie immonde et criminelle qui déshonorerait un jour le pur froment de nos plaines, sur lesquelles souffle le vent de !iberté. C’est moi, l’homme de Dieu, fort du cri révolté de ma conscience et du sens suprême de la parole divine, qui vous en confère, hardiment le droit et vous en trace paisiblement le devoir, qu’un sang impur ne vienne pas corrompre le trésor de vos veines, où dorment, en attendant l’éveil, lès franchises séculaires, et les hautes destinées de notre race.

JE VOUS DONNE L’ABSOLUTION DEVANT DIEU ET DEVANT LES, HOMMES. Et s’il y a péché, que l’expiation et le poids en retombent sur moi!

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Le prêtre, en parlant ainsi, voyait les yeux ardents de toutes les femmes fixés sur les siens. Et ces yeux étaient rouges des larmes taries et s’ils avaient pu pleurer encore, ils auraient pleuré du sang.

Et toutes les faces tournées vers lui avaient crié la même angoisse, au début de son sermon ; et, toutes, elles exprimèrent la même résolution farouche, quand i1 eut tout dit..

Et par la volonté de toutes ces martyres héroïques, rien ne germera plus, sur la terre où tant de crimes furent commis tant que l’immonde vainqueur n‘aura pas été refoulé, puni, massacré

Jean d’Orsay

Article publié par le quotidien Le Matin, jeudi 7 janvier 1915, page 1


Commentaires

La question des viols des « femmes de l’ennemi » était un fait connu et évoqué par la presse des pays belligérants depuis le début de la guerre. C’était une atrocité censée prouver la barbarie de l’ennemi que les états civilisés devaient combattre résolument.

Cependant, l’article du 7 janvier 1915 doit être replacé dans le contexte précis de la diffusion  du premier « rapport et procès-verbaux d’enquête de la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens ». Datée du 17 décembre 1914, ce rapport reposant sur les dépositions de victimes ou de témoins accordait une place importante aux viols commis en France par les soldats allemands dans les premiers mois de la guerre. Diffusé à partir de janvier 1915, ce rapport a suscité une émotion considérable dont la presse nationale s’est fait  l’écho. L’article de Jean d’Orsay est donc une réaction « à chaud » à la publication de ce rapport.

Le principal argument de l’auteur en faveur de l’avortement est d’ordre racial et repose sur les principes  de l’hérédité, dans l’état des connaissances de l’époque. Considérant  la race germanique et la race française comme radicalement différentes, il s’agit par l’avortement d’éviter « qu’un sang impur ne vienne pas corrompre » le sang français. Implicitement, cela signifiait que laisser vivre  des  êtres humains nés des violences d’hommes allemands au milieu du peuple français reviendrait en quelque sorte à laisser grandir de futurs ennemis sur notre sol .

Encourager les femmes violées à avorter allait totalement  à l’encontre de la morale chrétienne traditionnelle et c’est la raison pour laquelle l’auteur met au centre de son texte le « sermon aux femmes éprouvées » d’un vieux prêtre ; sermon apocryphe et qui a été très probablement rédigé par Jean d’Orsay lui-même, pour les besoins de sa cause…

L’article du quotidien Le  Matin suscita un vif débat qui dura quelques semaines. Un sénateur radical, Louis Martin, déposa même en février 1915  un projet de loi visant à autoriser, pour la durée de la guerre uniquement, l’avortement des femmes violées par l’ennemi, projet qui fut rejeté par le sénat.

Cependant, les voix hostiles à l’avortement furent largement majoritaires. Venus d’horizons idéologiques et philosophiques divers, ceux qui s’opposaient au principe de l’avortement reçurent rapidement   le soutien du gouvernement : le ministre de l’intérieur Louis Malvy, refusant toute modification de la loi, incita les préfets et les autorités locales à offrir aux femmes victimes toutes les facilités pour accoucher en secret et abandonner leur enfant qui serait pris en charge par l’Assistance publique de Paris.

La controverse  ouverte en janvier 1915 s’éteignit au bout de quelques semaines. Elle  révèle qu’au début du XXème siècle, le refus de l’avortement est une opinion partagée par la majorité des français, bien  que le recours aux « faiseuses d’anges »  soit pourtant  devenu un fait relativement fréquent dans les villes. Dans un pays saigné à blanc par la guerre et face à la nécessité de repeupler, la législation réprimant la contraception et l’avortement se fit plus sévère à partir de 1920. Il fallut  attendre une cinquantaine d’années pour que la question de la légalisation de l’avortement soit à nouveau posée…

 

Pour une analyse approfondie de cette affaire, consulter:

Stéphane Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2009, 224 p. (première édition).