Le sel de la semaine fut l’une des émissions-phare de la Télévision de Radio-Canada de 1965 à 1970. Modèle du talk-show à l’américaine, il fut animé par Fernand Seguin [1922-1988], biologiste et chimiste de formation qui devint, un peu par hasard, vulgarisateur du savoir et de la connaissance, à la télévision canadienne naissante. À partir de 1965, il présente Le sel de la vie, émission en direct où il reçoit des personnalités issues d’horizons divers. C’est dans ce contexte qu’il reçoit Joséphine Baker, en mars 1968.
À cette époque, Joséphine Baker effectue régulièrement des séjours sur le continent américain. Elle traverse aussi une période difficile marquée par des problèmes de santé et des difficultés financières, son château des Milandes lui coûtant une fortune.
Au début de l’émission, elle est invitée à revenir sur la fameuse ceinture de banane qui a contribué à sa célébrité.
FS -Joséphine Baker est une femme qui vient de franchir le cap de la soixantaine […] Elle ne m’en voudra pas de le répéter, c’est une femme qui élève douze enfants recueillis aux quatre coins du monde et nous pourrions passer une heure à ne parler que de cela. Joséphine Baker, c’est aussi l’histoire de Cendrillon, une Cendrillon couleur de miel née à Saint-Louis dans le Missouri, qui est devenue la coqueluche de Paris et de l’Europe, la perle noire, la déesse de bronze, l’incarnation des années folles de l’avant-guerre, elle qui recevait 20 000 lettres d’amour et 1000 demandes en mariage par année, une sorte de feu d’artifice permanent, à travers la découverte du jazz et du charleston et de cela aussi vous seriez déçus que nous ne parlerions pas, parce que Joséphine Baker c’est aussi une déesse du music-hall depuis 40 ans. Elle est chaleureuse, elle est souriante, elle a répondu gentiment à notre invitation […]
Joséphine Baker s’installe souriante dans le fauteuil face au présentateur sur un fond de musique reprenant son titre-phare « j’ai deux amours » (composé par Vincent Scotto en 1931), après avoir salué quelques personnes du premier rang.
JB -Enfin ! Asseyons-nous (rires partagés – elle ajuste sa robe en s’asseyant)
FS -Nous sommes déjà en famille.
JB -Ah bien, je pense bien et en famille nombreuse, cela me fait plaisir… Vraiment, cela me fait plaisir ! Vous êtes tous là ! Merci ! Merci bien (applaudissements)
FS-Ah voilà, quand on pense à Joséphine Baker, on pense à des robes, qu’est-ce que vous portez ?
JB -Bah voilà… c’est un caftan marocain, c’est une robe marocaine (elle rajuste ses manches), africaine… (elle se retourne dans le public et se lève pour la montrer) Comment vous trouvez ça, Mesdames ? (rires réciproques)
FS -C’est pas facile pour les hommes de s’habiller…
JB -Pour les femmes, oui ! hein ?! (rires)
FS–Vous aimez beaucoup les robes ?
JB -Oui, j’aime beaucoup ça, je crois que tous les femmes aiment ça plus ou moins…
FS -Vous avez porté des robes de Dior, de Balenciaga …
JB -Toutes sortes de robes, de toutes les maisons, etc […] simplement, tout à l’heure, nous étions tous les deux en train de parler… en parlant de robes vous m’avez parlé, vous m’avez demandé ce que j’aimais des (elle fait un geste qu’on devine sur ses cuisses)
FS–Ah oui ! des mini-jupes ! Qu’est ce que vous pensez de la mini-jupe ?
(rire commun)
JB -Moi, j’adore ça! Surtout, je trouve ça très joli pour les jeunes femmes, justement oh … (elle désigne une spectatrice) elle est belle comme tout ! Regarde un peu, ses jolies jambes (…)
FS–Vous en auriez porté à l’époque des mini-jupes… Vous avez porté des robes extr … enfin même pas des robes… Des toilettes avec des aigrettes, des plumes, des bijoux (Joséphine le coupe)
JB – Moi, j’adore ça ! Après j’ai porté aussi, peut être vous vous souvenez pas parce qu’évidemment, c’était pas votre temps, vous étiez pas né (rires réciproques)!
FS–N’exagérons rien !!
JB -La vérité ! Mais, c’est la vérité ! Bien je pense aussi… Autrefois, je portais aussi des bananes…. Ouuh !! Personne dans la salle ne m’a compris (Joséphine se retourne vers le public)
FS–La ceinture de bananes !
JB -Bananes, Mesdames ! Des bananes… C’est vrai j’ai porté ça parce que … c’était devenu la mode, vous savez des bananes après ça
FS–C’est devenu la mode après !
JB -Oui, après ça oui et justement, y’a des gens qui disaient : « des bananes, comment est-ce possible d’avoir une robe de bananes? », enfin […] je m’arrangeais… Enfin, qu’est ce que vous voulez, je m’arrangeais […] et un jour, quand j’ étais en Allemagne avant la guerre, il y a un monsieur dans la salle qui m’apportait .. enfin il y avait une caisse énorme, un homme qui arrive sur la scène et je demande : « mais qu’est-ce que c’est ? » … [Joséphine explique qu’elle pensait qu’il y avait une « bestiole dedans ] j’aime bien les petits chiens, les chats, les singes, des petits cochons enfin tout ce qu’on veut et alors il m’a dit : « madame est-ce que vous avez la gentillesse d’ouvrir? Oui bien sûr avec plaisir […] ce qu’il y avait ? Devinez …
F -Des bananes !
JB -…Régime de bananes !
[Rires réciproques]
JB -J’étais enchantée car j’aime ça comme fruit ! Savez-vous, mesdames ….
FS–Vous mangiez votre costume ?
JB -Mais vous savez … pas souvent … mais ça m’est arrivé pendant la guerre de vouloir les manger parce que ça me tentait rien que de regarder … Mais vous savez, on peut manger les bananes sans engraisser, c’est vrai ça engraisse pas ! Donc, demain ça vous fait plaisir, alors autant qu’on veut ! Laissez-vous aller ! (rires)
Commentaires
À sa manière, Joséphine Baker qui n’a plus rien à prouver, renverse et se réapproprie à nouveau cet accessoire emblématique de sa carrière qui n’a rien perdu de son caractère subversif. Ambassadrice de la haute couture française, ici, elle est donc naturellement interrogée sur une nouvelle mode qui vient d’émerger et qui est à l’origine d’une triple révolution (stylistique, sexuelle et commerciale) : la mini-jupe. Vêtement classique du monde du théâtre de l’entre deux-guerres, elle est commercialisée pour la première fois en 1962 à Londres par Mary Quant, jeune styliste emblématique du Swinging London. Mais elle est véritablement popularisée à partir de 1965 par André Courrèges.
En ce sens, Joséphine Baker, star de la Revue nègre, fut la pionnière d’une expression artistique présente depuis des années chez les artistes féminines de la pop et du R&B entre autres, expression qui vise à se réapproprier son corps, y compris en n’hésitant pas à porter des tenues très allégées, manière de signifier qu’il n’est pas une proposition, ni à disposition, mais une expression de leur force physique et morale. La ceinture de bananes, sans d’autres artifices exotiques lourds et superflus (noix de coco, kiwis ..) est loin d’être une mini-jupe anecdotique ayant une seule signification, péjorative et raciste. Elle a été reprise depuis, notamment par Beyoncé en 2006 et Rihanna en 2014.
Retrouvez ici un article complet sur le parcours de résistante de Joséphine Baker.