De l’Histoire

L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. II fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La Leçon de ceci, les Enseignements de cela!… » Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient
dans le sens de l’avenir.

Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut.

Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n’y a plus de questions finies pour être finies sur un point.

L’Histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelquefois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’Histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables. […]

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931.


Commentaires

Le poète Paul Valéry ( 1871-1945) fut également un grand observateur et un fin analyste  de son temps. Ses essais, publiés en 1931  sous le titre « Regards sur le monde actuel »,  témoignent de l’ébranlement culturel et intellectuel engendré par la première guerre mondiale.

Dans son essai intitulé « De l’Histoire »  et dont nous reproduisons ici le début, Paul Valéry porte une charge féroce contre l’Histoire telle qu’elle était écrite et enseignée avant 1914 en France mais aussi sans doute en Allemagne et dans la plupart des pays d’Europe. L’Histoire nationale, « produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré », est comparé à un poison mortel qui aurait contaminé, ici et ailleurs, des générations de patriotes chauvins prêts à se lever comme un seul homme (pas tout à fait…) pour aller s’entretuer sur les champs de bataille de la guerre 14-18.

Hostile à ce que nous appelons de nos jours le « roman national », Paul Valéry appelle en réalité  à dépasser le caractère national de l’écriture de l’Histoire et plaide pour un « changement d’échelle » , une Histoire mondiale, une Histoire de ce qu’on n’appelait pas encore la mondialisation …

Pour accéder au texte intégral de l’essai :

Y Paul Valéry, Regards sur le monde actuel