Sidonie Gabrielle Colette est née le 28 janvier 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye dans l’Yonne (Bourgogne), dans une famille de la petite bourgeoisie locale. Après une enfance heureuse où elle se découvre un goût prononcé pour la littérature, elle épouse en 1893 Henry Gauthier-Villars dit « Willy » qui ne tarde pas à la pousser vers l’écriture. Colette entame alors la publication d’une série intitulée « Claudine » qui connaît le succès.

Colette photographiée par Henri Manuel en 1910

Divorcée en 1906, Colette gagne sa vie durant un temps en entamant une carrière au music-hall. Libre comme l’était George Sand, elle fait la connaissance en 1909 d’Henry de Jouvenel, homme politique et journaliste qu’elle finit par épouser en 1912. Il l’encourage à écrire des reportages pour le compte de son journal « Le Matin » dont il est rédacteur en chef. C’est à ce titre que Colette devient chroniqueuse judiciaire et suit un certain nombre de procès pour lesquels elle rédige des comptes-rendus marqués par sa plume littéraire : le procès de la bande à Bonnot, de l’anarchiste Germaine Berton, entre autres, et … de Landru en novembre 1921, compte-rendu dont nous vous proposons un extrait.

Henri Désiré Landru, est certainement le tueur en série français le plus célèbre du XXème siècle. Né le  à Paris, escroc (il est condamné une première fois dès 1902), instable, il démarre sa carrière de tueur au début de la guerre. Entre 1914 et 1919, il attire sous de fausses identités au moins une dizaine de femmes, souvent veuves ou isolées, grâce à des annonces matrimoniales publiées dans la presse. Après les avoir séduit et attiré dans ses propriété de Vernouillet et de Gambais, il les dépouille de leurs biens, puis les fait disparaître. Les disparitions répétées finissent cependant par alerter les familles de deux d’entre elles, dès 1917.

Finalement, après plusieurs enquêtes, la police l’arrête, le 12 avril 1919. Lors de l’enquête, les restes calcinés de onze femmes sont découverts. Le procès de « l’Homme aux 283 fiancées » s’ouvre à Versailles le 7 novembre 1921 et suscite d’emblée une immense attention médiatique. Reconnu coupable de onze meurtres, le « Barbe-Bleue de Gambais » est guillotiné, le 25 février 1922, à la prison de Versailles.


 

Ni génial, ni difforme, un œil qui n’est point humain, le regard d’un fauve encagé, attentif et lointain, maniaque, lucide, impénétrable, tel apparaît à cette première audience l’homme aux 283 fiancées.

C’est son entrée, et non celle des robes rouges et noires, qui met un peu de gravité dans cette salle petite, dépourvue de majesté, où l’on parle haut et où on s’ennuie parce que la Cour se fait attendre. C’est lui qui attire et retient tous les regards, lui, cent fois photographié, caricaturé, reconnu de tous et différent pourtant de ce que l’on connaît de lui. Voilà bien la barbe, la calvitie popularisées ; le sourcil crêpé, comme postiche. Mais cet homme maigre porte sur son visage quelque chose d’indéfinissable qui nous rend tous circonspects – un peu plus, j’écrivais déférents.

Une femme, tête nue, derrière moi, chuchote :

-Il a vraiment l’air d’un monsieur.

Quel éloge ! … Un journaliste affirme que Landru a « une barbe de préparateur en pharmacie ». Un dessinateur dit :

-Il est bien convenable, on jurerait un chef de rayon à la soie.

La foule n’émettra jamais d’opinion unanime sur Landru. L’homme aux cinquante noms, l’homme aux deux cent quatre-vingt-trois aventures féminines, même, sans bouger, et avant qu’il ait parlé, est déjà Protée.

Séduisant, ce séducteur ? Correct, certainement. Faunesque, verlainien comme on l’a décrit ? Non., Ni génial, ni difforme. Au-dessus des vertèbres maigres du cou, le crâne est beau, et peut couver l’intelligence, qui sait, l’amour … Pour ce qui est de la face, sa ressemblance évidente avec l’ancien député Ceccaldi, le Ceccaldi de Caillaux, frappe, et gène un moment, puis on l’oublie. On l’oublie quand on a vu l’œil de Landru.

Je cherche en vain, dans cet œil profondément enchâssé, une cruauté humaine, car il n’est point humain. C’est l’œil de l’oiseau, son brillant particulier, sa longue fixité, quand Landru regarde droit devant lui. Mais s’il abaisse à demi ses paupières, le regard prend cette langueur, ce dédain insondables qu’on voit au fauve encagé.

Je cherche encore, sous les traits de cette tête régulière, le monstre, et ne l’y trouve pas.

Si ce visage effraie, c’est qu’il a l’air, osseux mais normal, d’imiter parfaitement l’humanité, comme ces mannequins immobiles qui présentent les vêtements d’homme, aux vitrines.

A-t-il tué ? N’a-t-il pas tué ? Nous ne sommes pas près de le savoir. Il écoute, il paraît écouter l’interminable acte d’accusation, débité sur un ton de messe triste, qui fond le courage de tous les auditeurs.

J’observe sa respiration : elle est lente, égale. Il extrait, de son pardessus noisette, des papiers qu’il lit et annote, et dont les feuillets ne tremblent pas dans sa main.

« … Sinistre fiancé … Spoliée et assassinée … Le meurtrier de Mme Guillin ».

Landru prend des notes, attentif et lointain tout ensemble, ou promène sur la salle, sans bravade, le regard qui fit amoureuses tant de victimes. Il laisse voir que le bruit l’incommode. Il se mouche posément, plie son mouchoir en carré, rabat le petit volet de sa poche extérieure. Qu’il est soigneux !

A-t-il tué ? S’il a tué, je jurerais que c’est avec ce soin paperassier, un peu maniaque, admirablement lucide, qu’il apporte au classement de ses notes, à la rédaction de ses dossiers. A-t-il tué ? Alors c’est en sifflotant un petit air, et ceint d’un tablier par crainte des taches. Un fou sadique, Landru ? Que non. II est bien plus impénétrable, du moins pour nous. Nous imaginons à peu près ce que c’est que la fureur lubrique ou non, mais nous demeurons stupides devant le meurtrier tranquille et doux, qui tient un carnet de victimes et qui peut- être se reposa, dans sa besogne, accoudé à la fenêtre et donnant du pain aux oiseaux.

Je crois que nous ne comprendrons jamais rien à Landru, même s’il n’a pas tué.

Sa sérénité appartient peu au genre humain. […]

Colette « Voici Landru !  » – Journal Le Matin, mardi 8 novembre 1921, extrait page 1

Landru photographié lors de son procès – Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (838)