Si, pour la plupart des lecteurs, George Sand [1804-1876] demeure avant tout l’écrivaine et militante socialiste emblématique des combats politiques du XIXème siècle, elle fut aussi en son temps une des premières à défendre la « nature » et à développer avant l’heure les concepts de développement durable et de gestion raisonnée des ressources.
En 1872, à la suite de la guerre franco-prussienne, l’exploitation de la forêt de Fontainebleau est telle qu’elle suscite l’inquiétude, au point qu’une pétition est lancée pour la sauver. C’est à cette occasion que George Sand rédige un texte de 12 pages, publié une première fois dans le journal Le Temps le 13 novembre 1872.
Élargissant son propos au-delà du seul cas de la forêt de Fontainebleau qu’elle avoue ne pas maîtriser, elle met en garde les lecteurs contre la disparition de la forêt en général, des attaques contre l’environnement et leurs conséquences pour l’Humanité.
Extrait n°1 : protéger la forêt dans l’intérêt des habitants
[…] Triste époque en vérité que celle où, d’un côté, l’émeute détruit les archives de la civilisation, tandis que, de l’autre, l’État qui représente l’ordre et la conservation détruit ou menace les grandes oeuvres du temps et de la nature. Que les unes ou les autres soient converties en ruines ou en écus, ce n’en est pas moins la destruction, et je ne sais, de ces deux vandalismes, si celui qui serait commis de sang-froid, légalement, après délibération, ne serait pas le plus stupide et le plus honteux.
Les pétitionnaires qui me demandent d’unir mes efforts aux leurs, et auxquels je donne ici une adhésion publique, invoquent avec raison le besoin des artistes et la satisfaction des touristes ; mais il y a plus que cela à invoquer, car l’opinion publique est faite par une médiocrité parfaitement dédaigneuse de la petite fraction des amants attitrés de la nature. On peut, je crois, prendre la question de plus haut encore et appeler les savants à démontrer que les forêts séculaires sont un élément essentiel de notre équilibre physique, qu’elles conservent dans leurs sanctuaires des principes de vie qu’on ne neutralise pas impunément, et que tous les habitants de la France sont directement intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses vastes ombrages, réservoirs d’humidité nécessaire à l’air qu’ils respirent et au sol qu’ils exploitent. […]
Extrait pages 316-317
Extrait n°2 : une clé essentielle : éduquer à l’environnement
La rage de la possession individuelle doit avoir certaines limites que la nature a tracées. Arrivera-t-on à prétendre que l’atmosphère doit être partagée, vendue, accaparée par ceux qui auront le moyen de l’acheter? Si cela pouvait se faire, voyez-vous d’ici chaque propriétaire balayant son coin de ciel, entassant les nuages chez son voisin, ou, selon son goût, les parquant chez lui et demandant une loi qui défende à l’homme sans argent de regarder l’or du couchant ou la splendeur fantastique des nuées chassées par la tempête? J’espère que cet heureux temps ne viendra pas, mais je crois que la destruction des belles forêts est un rêve non moins monstrueux, et qu’on ne doit pas plus retirer les grands arbres du domaine public intellectuel que leurs influences salubres à l’hygiène publique. […]
La forêt de Fontainebleau n’est pas seulement belle par sa végétation ; le terrain y a des mouvements d’une grâce ou d’une élégance extrêmes. Ses entassements de roches offrent à chaque pas un décor magnifique, austère ou délicieux. Mais ces ravissantes clairières, ces chaos surprenants, ces sables mélancoliques deviendraient navrants, peut-être vulgaires s’ils étaient dénudés. Les sciences naturelles aussi ont le droit de protester contre la destruction des plantes basses que ferait bientôt disparaître le dessèchement de l’atmosphère avec 1a chute des grands végétaux. Le botaniste et l’entomologiste sont gens sérieux qui comptent autant que les peintres et les poètes ; mais au-dessus de toute cette élite, il y a, je le répète, le genre humain qu’il ne faut pas appauvrir de nobles jouissances, surtout au lendemain de guerres atroces qui ont souillé et détruit tant de choses sacrées dans la nature et dans la civilisation. Français, nous avons tous, ou presque tous, des enfants ou des petits-enfants que nous prenons par la main pour les promener avec l’idée, à quelque classe aisée ou malaisée que nous appartenions, de les initier au sentiment de la vie qui est en nous. […] Depuis la boutique de pain d’épice où le petit prolétaire voit de petites formes barbares d’hommes et d’animaux, jusqu’aux musées ou le bourgeois promène son héritier en lui expliquant comme il peut ce qu’il admire ; depuis le sillon où l’enfant du paysan ramasse une Heur ou un caillou, jusqu’aux grands parcs royaux et à nos jardins publics, où riches et pauvres peuvent s’instruire en regardant ; tout est sanctuaire d’initiation pour l’enfant ou pour l’adulte privé de développement, qui veut sortir de celte enfance trop prolongée. Je sais bien qu’il y a un prolétaire sombre ou bavard, sinistre ou passionné qui ne rêve que la lutte sociale, ne regarde rien et ne prend aucun soin d’élever son esprit au niveau du sort qu’il prétend conquérir ; mais il y a le prolétaire universel, l’enfant, c’est-à-dire l’ignorant de toutes les classes, celui qu’on peut encore former pour ]a vie sociale et pour les luttes mieux comprises et mieux posées de l’avenir. […] Eh bien, quand vous l’aurez conduit dans tous les centres d’où la vie sociale rayonne, ou sur tous les chemins où elle fonctionne, quand vous lui aurez appris ce que c’est que l’industrie, les sciences, les arts et la politique, il y a encore une chose dont il ne se doutera pas si vous ne la lui avez pas révélée, et cette chose c’est le respect religieux du beau dans la nature. Il y a là une source profonde de jouissance calme et durable, une immersion de l’être dans les sources mystérieuses d’où il est sorti, une notion à la fois pieuse et positive de la vie, dont vos chemins de fer, vos machines, vos navires, vos manufactures, vos théâtres et vos églises ne lui auront pas encore donné une idée nette et vraie.
Extraits pages 321-322
Extrait n° 3 : protéger l’environnement pour les générations futures
Irons-nous chercher tous nos bois de travail en Amérique? Mais la forêt vierge va vite aussi et s’épuisera à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. N’en riez pas, ceux qui ont étudié la question n’y songent pas sans épouvante.
On replantera, on replante beaucoup, je le sais, mais on s’y est pris si tard que la mal est peut-être irréparable. Encore un été comme celui de 1870 en France, et il faudra voir si l’équilibre peut se rétablir entre les exigences de la consommation et les forces productives du sol. Il y a une question qu’on n’a pas assez étudiée et qui reste très mystérieuse : c’est que la nature se lasse quand on la détourne de son travail. Elle a ses habitudes qu’elle quitte sans retour quand on les dérange trop longtemps. Elle donne alors à ses forces un autre emploi ; elle voulait bien produire de grands végétaux, elle y était portée, elle leur donnait la sève avec largesse. Condamnée à se transformer sous d’autres influences, la terre transforme ses moyens d’action. Défrichée et engraissée, elle fleurit et fructifie à la surface, mais la grande puissance qu’elle avait pour les grandes créations elle ne l’a plus et il n’est pas sûr qu’elle la retrouve quand ou la lui redemandera. Le domaine de l’homme devient trop étroit pour ses agglomérations. 11 faut qu’il l’étende, il faut que des populations émigrent et cherchent le désert. Tout va encore par ce moyen, la planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète. […] Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’Eden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : « Après nous la fin du monde !». C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.
Extraits pages 328-330
George Sand, Impressions et souvenirs, Paris, 1873, Michel Levy frères, 366 pages.
Les textes proposés sont extraits du chapitre XX « La forêt de Fontainebleau »
Pour aller plus loin :
-Martine Watrelot (dir) George Sand et les sciences de la Vie et de la Terre, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2020, 363 pages