Huit jours après le procès du bal des Quat’-z-Arts, un jugement est rendu en défaveur des accusés, le vendredi 30 juin, mais elle est réduite à une amende symbolique, Henri Guillaume, étant condamné à verser 100 francs d’amende. En réaction, les étudiants organisent une manifestation de protestation, un « chahut-monôme antibérengiste », le samedi 3 juillet à 21 heures, place de la Sorbonne, avec pour signe de ralliement une feuille de vigne. 2000 étudiants répondent présents à l’appel. Le trajet prévoit alors un passage par le boulevard Saint Michel puis rue de Médicis, avant d’arriver devant le Sénat.

Mais cette manifestation dégénère, dépassée par la violence des policiers chargés du maintien de l’ordre. Dès le lundi 3 juillet, la presse est unanime pour condamner les violences policières et déplorer la mort d’Antoine Nuger, un employé de commerce étranger à la manifestation. Les quelques extraits choisis ici rapportent la violence des faits et les nuances lisibles d’un journal à l’autre, derrière la condamnation générale. Mais si certains globalisent les violences policières, d’autres prennent soin de distinguer les différentes forces de l’ordre en action, cependant que la manifestation étudiante est diversement appréciée.


Extrait n° 1 : les événements rapportés par le Figaro

[…] Ils prirent le boulevard Saint-Michel et la rue de Médicis pour se rendre devant le Sénat où devait avoir lieu la première démonstration ; démonstration qui, nous ont affirmé plusieurs d’entre eux, devait se borner à crier par trois fois : « Vive Guillaume ! Conspuez Bérenger ! » Mais averti, M. Tanguy, officier de paix du 5® arrondissement, arriva avec un détachement de gardiens de la paix, et coupa en deux la manifestation. La moitié fut refoulée vers le quartier latin, les jeunes gens qui composaient l’autre moitié s’échappèrent par les rues adjacentes et allèrent se reformer plus loin pour continuer la marche vers la rue d’Anjou où demeure M. Bérenger.

Plusieurs centaines de manifestants revinrent donc stationner sur la place de la Sorbonne, continuant de « conspuer » l’organisateur de la fameuse Ligue contre la licence des rues, mais plutôt gaiement que de façon à troubler l’ordre. Les agents du cinquième, d’après les ordres reçus, les faisaient, aussi doucement que possible, circuler, et on pouvait espérer que le rassemblement prendrait fin bientôt.

Tout à coup de la rue Victor Cousin arrive, au pas gymnastique, une forte colonne d’agents de la première brigade centrale, les poings en avant. En les apercevant, les étudiants, qui se trouvaient devant le café d’Harcourt, se mirent à siffler. Sans pourparlers, sans sommations, les agents se précipitèrent sur eux, les frappant à coups de poing, à coups de pied, envahirent la terrasse du café où se trouvaient de nombreux consommateurs étrangers à la manifestation, bousculèrent et frappèrent tout le monde, hommes et femmes, renversèrent les tables, les chaises, les consommations. …

Dans cette terrible bagarre, un jeune homme, M. Antoine Nuger, reçut à la nuque un coup de porte-allumettes, lancé, assure-t-on, par un agent des brigades centrales. Relevé après la bataille, le malheureux fut porté évanoui à la pharmacie Durozier et de là à l’hôpital de la Charité.

Les agents continuèrent pendant une demi-heure leurs charges sur la place de la Sorbonne et le boulevard Saint-Michel, bousculant tout ce qui se trouvait devant eux. Deux arrestations furent opérées, celles de MM. Octave L…, employé aux Messageries, et H. L…, docteur ès sciences, demeurant à Nouméa et de passage à Paris. M. Lanet, commissaire de police, a remis ces deux messieurs en liberté.

Pendant ce temps, la seconde moitié de la manifestation s’était rendue rue d’Anjou. Là, pendant un quart d’heure, on a crié : « Conspuez Bérenger ! » chanté, imité les cris des animaux. Puis, un détachement de police du Ville arrondissement étant arrivé, on s’est replié.

Sur l’invitation d’un étudiant, grimpé sur un bec de gaz, la manifestation s’est rendue place de la Madeleine, recommencer le charivari devant la maison de M. Jules Simon.
Les agents les suivent et réussissent à les faire remettre en marche. Une troisième station se fait sur la place de l’Opéra. Les étudiants envahissent le péristyle et chantent un choeur contre Bérenger, Jules Simon et la Ligue. Cette fois encore la police vient les déloger, et ils repartent par les boulevards.

Enfin arrive l’orage, qui dissipe la manifestation beaucoup plus efficacement que toutes les charges de sergents de ville …

Toute cette marche de la rue d’Anjou à la rue de Richelieu s’est faite par saccades, coupée par des heurts fréquents avec la police. Plusieurs coups de poing ont été échangés, surtout au moment où, comme nous l’avons raconté, un groupe a voulu barrer la route aux omnibus. Un certain nombre d’arrestations ont été opérées – et non maintenues. Mais enfin il ne s’est produit aucun fait grave, comme à la place de la Sorbonne. Il faut s’en féliciter et les étudiants  qui, ainsi qu’ils l’ont déclaré, ne voulaient que « protester par le rire », et les agents des arrondissements qui ont mis dans l’exécution de leur difficile mission autant de ménagement qu’ils ont pu …

Que n’en a-t-il été autant de leurs collègues des centrales ! […]

M. Antoine Nuger n’était point étudiant ! Il était employé de commerce et demeurait, 4, rue de la Jussienne. C’était un jeune homme de vingt-trois ans, grand, très brun. Il était venu dîner avec un de ses amis, représentant de commerce, 56, rue Monsieur-le-Prince, et tous deux étaient allés prendre le café au d’Harcourt. Ils ne savaient même pas qu’il dût y avoir une manifestation.

Lors de l’invasion de la terrasse, ils se réfugièrent dans l’intérieur du café, pensant qu’on ne viendrait pas les y relancer. Mais, tout à coup, l’ami de M. Nuger vit un agent, dont il n’a pu prendre le numéro, saisir un porte-allumettes de porcelaine et le lancer sur M. Nuger, qui dominait, par sa taille, les autres consommateurs. Le malheureux s’affaissa sans dire un mot.

Nous devons dire qu’à ce moment, entre les consommateurs réfugiés à l’intérieur et les agents qui voulaient les déloger, il y avait un échange de projectiles. M. Noriot, officier de paix, a même reçu un bock qui l’a légèrement contusionné à la jambe. C’est d’autant plus fâcheux que M. Noriot est un officier de paix très conciliant et plutôt porté à éviter les chocs qu’à les provoquer. Mais avec les agents de la première centrale, dressés de longue date à cogner quand même, il était difficile d’empêcher que la bataille ne fût sérieuse … […]

« La manifestation des étudiants », Le Figaro, 3 juillet 1893, page 2, extraits

Extrait n° 2 : la mort d’Antoine Nuger, rapportée par le journal Le Matin

[…] En rendant compte de la manifestation organisée samedi soir par les étudiants des diverses Facultés de Paris, nous avons signalé d’une façon toute spéciale la brutalité apportée par les agents dans la répression de cette démonstration, qu’on pouvait à juste titre considérer comme une de ces gamineries sans conséquences auxquelles ces messieurs du quartier Latin se livrent volontiers.

Malheureusement un fait des plus graves s’est produit au cours de la bagarre dont le café d’Harcourt situé à l’angle de la rue de la Sorbonne et du boulevard a été le théâtre : un jeune homme, qui se trouvait à la terrasse de cet établissement comme simple consommateur, a été frappé par un agent, et l’on a aujourd’hui à déplorer sa mort, survenue aux suites de ses blessures.

Ce jeune homme est un employé de commerce du nom de Antoine Nuger, demeurant, 4, rue de la Jussienne. Après avoir passé une soirée des plus gaies en compagnie de deux de ses amis, MM, Albert Boyer et Cousinez, employés de commerce comme lui, il s’était rendu au café d’Harcourt pour boire le bock final avant la séparation.

Quand les étudiants débouchèrent sur le boulevard Saint-Michel, ils furent, comme on sait, chargés avec la dernière violence par les agents de la première brigade centrale, et plusieurs centaines de manifestants, pour échapper aux coups qui pleuvaient sur eux dru comme grêle, se, réfugièrent dans les salles du café d’Harcourt. Les consommateurs qui se trouvaient à la terrasse, n’ayant pas eu le temps de se mettre à l’abri de cette trombe humaine furent bousculés, renversés, piétinés par les gardiens de la paix, qui poussèrent même le dévouement professionnel jusqu’à s’emparer des verres et des porte-allumettes abandonnés sur les tables pour les lancer à la tête des jeunes gens qui s’étaient abrités dans le café.

Blessure mortelle

Un hasard, malheureusement, voulut que M. Antoine Nuger reçut en pleine nuque un de ces projectiles qui lui fit une blessure très profonde. La victime de cet acte de sauvagerie policière fut relevée pour être transportée dans une pharmacie du voisinage, où on lui prodigua les soins que nécessitait son état.

M. Nuger, n’ayant pas repris ses sens, on dut le transporter à l’hôpital de la Charité, où il arriva en fiacre à dix heures et demie. Placé dans le service de M. le docteur Duplay, salle Trélat, le blessé fut visité par l’interne de service, qui ne constata aucune fracture du crâne, mais remarqua cependant, derrière l’oreille gauche, une grosseur anormale. M. Antoine Nuger avait les pupilles extrêmement dilatées, les membres rigides, et son état extérieur présentait tous les phénomènes précurseurs de la congestion cérébrale.

En dépit des soins les plus empressés qui lui furent prodigués, le jeune employé de commerce expirait vers trois heures du matin, après une agonie des plus douloureuses.

M. le docteur Duplay a examiné le corps hier matin, et il a reconnu que M. Antoine Nuger avait succombé à une hémorragie cérébrale déterminée par le coup qu’il avait reçu.

[…]

« Un cadavre – Epilogue funèbre d’une manifestation ridicule« , Le Matin, 3 juillet 1893, 3ème édition, page 1, extrait

Extrait n° 3 : les violences policières résumées et analysées par le journal radical, La Lanterne

LA MANIFESTATION DES ETUDIANTS
M. Bérenger conspué

Les étudiants, au nombre de deux mille environ, se sont rendus hier dans la soirée sous les fenêtres de M. Bérenger, rue d’Anjou, pour le conspuer en raison de la condamnation provoquée par le sénateur inamovible contre les organisateurs du bal des Quat’-z-Arts.
Le départ du Quartier a été signalé par de légères collisions avec la police et le parcours ne s’est pas accompli sans bagarres.
La manifestation a été en partie dispersée rue d’Anjou et les étudiants ont gagné la rue Richelieu par les boulevards en conspuant Bérenger.
Les violences policières étaient telles qu’en arrivant rue Richelieu, on remarquait plusieurs étudiants dont la tête ensanglantée était enserrée par un mouchoir maculé.
Un élève de l’Ecole des beaux-arts (atelier Corpion) a eu une oreille à moitié arrachée d’un coup de sabre.
Ces jeunes gens s’étaient en somme livrés à une manifestation absolument inoffensive et certainement plus bruyante que dangereuse ; mais les agents qui ont l’oreille si dure, lorsqu’on appelle au secours, se sont précipités sur eux et ont chargé sabre au clair ou la main armée du coup de poing de fer.
Nous avons été témoins de brutalités véritablement révoltantes.
Devant nous, l’agent 195 du 2e arrondissement a frappé des passants inoffensifs pendant que le brigadier de son escouade recommandait aux hommes sous ses ordres de cogner dur.
Une seconde colonne de manifestants, qui s’était formée place de la Sorbonne et qui se disposait à faire une aubade semblable à M. Jules Simon, place de la Madeleine, a été dispersée par la police.

La Lanterne, 3 juillet 1893, page 2

Un meurtre a été commis samedi à Paris.
La victime ? Un pauvre garçon inoffensif, venu par hasard s’asseoir à une terrasse de café du quartier Latin, et d’un tempérament si pacifique qu’en voyant arriver la manifestation des étudiants, suivie de près par la police, son premier mouvement avait été de chercher un refuge à l’intérieur du café.
Le meurtrier ? Un agent de police, un de ceux qu’on intitule, par une antiphrase d’une ironie sanglante, dans la circonstance, les gardiens de la paix, un de ceux qu’avant-hier même le Temps qualifiait de « protecteurs » de la population.
Cette fois, la mesure est comble. Il faut qu’on sache, une fois pour toutes, si Paris et ses habitants sont livrés sans défense à une bande de sauvages auxquels leur uniforme donne le droit de frapper, d’assommer, de tuer même, impunément, des citoyens paisibles et inoffensifs.
Les résolutions que prendra le gouvernement au sujet des responsabilités engagées dans le meurtre de M. Antoine Nuger, nous fixeront à cet égard.
Si quelque chose a lieu de nous étonner c’est qu’il n’en ait pris encore aucune et qu’à l’heure où nous écrivons, la nouvelle de l’arrestation du meurtrier ne nous soit pas parvenue en même temps que celle de la mort de la victime.
La recherche de l’assassin ne peut être ni longue, ni difficile. Un témoin l’a vu, au moment où il saisissait, sur une des tables du café, un porte-allumette de porcelaine et le lançait avec violence sur le groupe où se trouvait le malheureux Nuger. Quelques heures doivent, devaient suffire pour le retrouver au milieu des agents de service ce soir-là, le confronter avec les témoins, et ouvrir contre lui une instruction judiciaire.
Mais ce n’est pas la seule satisfaction que l’opinion publique exige.
Depuis quelque temps, il ne se passe pour ainsi dire pas de jour sans que les gardiens de la paix ne se signalent par la férocité révoltante qu’ils déploient dans ce qu’on est convenu d’appeler le maintien de l’ordre.
La série a commencé le 1er Mai par des coups de poing et par des coups de pied; elle s’est continuée le jour des visites de l’académicide Leroy par des coups de sabre ; elle s’est poursuivie samedi soir comme on vient de le voir.
Chaque fois, il y a progrès et dans les procédés de répression employés et dans les résultats. Le premier jour, des bourrades et des contusions ; le second, des blessures sérieuses avec effusion de sang : le troisième, mort d’homme.
Peut-être est-il temps de mettre un terme aux perfectionnement successifs que la police apporte dans son faire.
Pour cela il faut un exemple, et que cet exemple frappe haut et ferme.
Les responsabilités individuelles des agents qui se rendent coupables de ces actes de sauvagerie ne font pas disparaître la responsabilité encourue par leurs chefs.
Nous entendons bien que la police, et en particulier le personnel des brigades centrales sont composés de gens assez disposés à lâcher la bride à leur instinctive et naturelle brutalité.
Mais ils y seraient peut-être moins disposés, si on ne les y encourageait pas de haut, et par l’impunité dont on les couvre et par les instructions qu’on leur donne.
Oh! évidemment on ne leur dit pas en toutes lettres : assommez tout ce qui résiste. Mais on leur donne à entendre qu’une répression impitoyable, quelle que soit la violence des procédés employés, ne sera pas désavouée. Ils comprennent à demi mot et quand on leur dit : Soyez énergiques, ils traduisent : soyons brutaux.
Et c’est ainsi qu’à chaque occasion nouvelle qui se présente, se sentant soutenus et sûrs, quoi qu’il arrive, de l’impunité à leur brutalité augmente d’un degré et qu’on les voit, dans une progression ininterrompue, passer des coups de poing au meurtre, d’autant plus violents que la manifestation qu’ils ont en face d’eux est plus inoffensive.
Car enfin, ce n’étaient pas des perturbateurs bien dangereux que ces étudiants qui sont allés, samedi soir, « conspuer Bérenger». Leur gaieté, si bruyante fût-elle, ne mettait pas l’ordre public en péril. Après s’être bien égosillés sous les fenêtres du président de cette Ligue contre la licence des rues, qui doit être fière aujourd’hui, car elle a le baptême du sang— du sang des autres, — ils se seraient dispersés d’eux-mêmes.
Quelle raison de les charger avec cet acharnement, de les traiter en émeutiers ? Aucune, si ce n’est un désir bête d’ordre à tout prix, même quand l’ordre ne court aucun risque.
Le parti pris de provocation et de brutalité est manifeste ; et les circonstances dans lesquelles il s’est manifesté avant-hier soir même, indiquait, à n’en pas douter, un ensemble d’instructions dictées en haut lieu.
Car ce n’est pas seulement au quartier Latin, où avait lieu la manifestation des étudiants, c’est sur tous les points de Paris, la même ou pas le moindre semblant d’agitation ne leur fournissait prétexte, que la brutalité des agents s’est donné carrière.
Eh bien ! il faut que ce régime d’état de siège policier prenne fin.
Il y a une victime : elle doit être vengée.
La population parisienne a été provoquée, offensée, brutalisée.
Il lui faut une réparation éclatante : elle la veut, elle l’exige. Elle l’aura.

« Les exploits de la police : un homme tué » – La Lanterne, édito du 4 juillet 1893, page 1

Extrait n° 4 : les événements analysés par « le quotidien à un sou », Le Journal

[…] Nous espérons bien qu’il se trouvera un député pour interpeller, aujourd’hui, M. le ministre de l’intérieur sur le rôle des gardiens de la paix dans la manifestation des étudiants, et rappeler la police à ses devoirs.
Nous avons dit combien inoffensive avait été cette manifestation : un monôme pour conspuer M. Bérenger et ses collègues en vertu. Voilà, croyons-nous, une protestation anodine ! Nous ajoutons, au risque de paraître nous associer à des manifestations subversives, que cette protestation ne nous a pas paru dénuée de fondement : la pudeur de ces vieux archontes commence à devenir inquiétante !
Or, la police qui traite avec tant de bénignité les souteneurs des boulevards extérieurs, réserve toutes ses colères pour les étudiants. Elle sait quelle a affaire à des jeunes gens ne pensant pas sérieusement à mal, et elle en a profité, samedi, pour cogner ferme. Nous annoncions, hier, que sa brutalité avait fait plusieurs victimes : l’une d’elles, ainsi qu’on le verra plus loin, vient de succomber à l’hôpital de la Charité.
Nous ne connaissons pas M. Antoine Nuger — c’est le nom de l’homme qui s’est trouvé mêlé malgré lui à la foule et dont on nous annonce la mort. Ce que nous savons, c’est qu’il a été –comme toujours— l’innocente victime … quelque chose comme le vieux Hilse des Tisserands. Mais en admettant même — et cela pour un seul instant, afin de prévoir toutes les objections – qu’il eut été imprudent, bruyant, tapageur, à qui ferait-on admettre que son attitude pût excuser l’acte odieux d’une brute l’assommant à coups de porte-allumettes ?
Nous ne sommes point de ceux qui tombent systématiquement sur la police. Nous reconnaissons volontiers que son rôle est Souvent difficile, — et le sort des agents mai rétribués et maintes fois exposés, nous intéresse vivement : bien plutôt que la rébellion, nous prêchons le respect auquel elle a droit lorsqu’elle rend des services en assurant, non sans périls, la sécurité publique. Mais, là, personne n’était menacé —et en matière de répression, le rôle de la police est, il faut bien le dire, celui qu’on lui assigne.
Or, ce qui prouve, en l’occurrence, l’intention d’exercer une action ultra-vigoureuse, c’est la venue — absolument intempestive — des brigades centrales, qu’on a lancées sur les étudiants. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à faire remonter la responsabilité des événements de samedi — non pas seulement à M. Lozé, a qui le Conseil municipal demandera vraisemblablement des explications nettes et précises — mais encore à son chef direct, M. le président du conseil.
Nous n’ignorons plus maintenant la poigne— la fameuse poigne — de M. Dupuy. Elle s’exerce contre des jeunes gens sans défense, dont le seul tort est de penser que, dans le pays de Rabelais, il ne faut pas confondre une étroite et hypocrite pudibonderie avec la véritable murale, infiniment plus large, plus tolérante et plus élevée. Mais, en laissant M. Bérenger et ses amis à une monomanie dont le traitement exigerait une hydrothérapie très active, nous demandons à M. le président du conseil — et nous espérons qu’un député formulera cette question à la tribune — qui a donné des ordres à la police, et si, personnellement, le président du conseil la couvre de son autorité, il faut qu’on sache à qui remonte la responsabilité pi entière des actes de violence qu’elle a accomplis et du meurtre qu’elle a commis. […]

« les étudiants et la police », Le Journal, quotidien, 3 juillet 1893, page 2 extrait

Extrait n° 5 : le point de vue d’un journal conservateur

La manifestation organisée samedi par les étudiants, et réprimée par la police avec une énergie qui n’aurait rien perdu à se ganter, a provoqué de nombreuses et de violentes bagarres ; il y a eu des blessés, il y a eu un mort. C’est un jeune homme qui semble s’être trouvé là par hasard, en spectateur. Pris comme dans un étau entre les agents qui emportaient de vive force, sabre au poing, un café défendu par les étudiants, il a reçu un projectile qui l’a abattu et tué.

D’un bout à l’autre de la presse, dans le public, un mouvement de pitié instinctive et généreuse a spontanément éclaté; on a plaint la jeune victime, on a plaint plus encore peut-être cette famille en deuil, ces parents frappés en plein cœur. Et, de cette sympathie attristée et douloureuse, a jailli un blâme contre cette police qui a vraiment trop confondu une manifestation tapageuse avec une manifestation séditieuse et déployé contre des jeunes gens cette énergie impitoyable qu’il faut tenir en réserve contre les émeutiers.

Les radicaux, qui sont les ennemis naturels de la police, les révolutionnaires, qui ne lui pardonnent point de leur barrer la route, exploitent cette émotion du public et, mettant à profit cette pitié et cette colère, prodiguent aux gardiens de la paix les insultes et les menaces. Ils n’exigent pas seulement la révocation immédiate du préfet de police, ils exigent aussi qu’on licencie les brigades centrales et qu’on donne aux autres une fois pour toutes, l’ordre formel d’assister impassibles et désarmées aux manifestations de la rue. Plus de police! c’est leur mot d’ordre.
Il faut reconnaître qu’elle a, dans la soirée de samedi, manqué de mesure et de sang-froid. On n’enlève pas un café comme une barricade un monôme c’est pas une émeute, et l’on peut maintenir libre la circulation dans les rues sans mettre le sabre au clair, sans ces corps à corps violents qui laissent sur le terrain des blessés et un cadavre.

Que les agents menacés, provoqués frappés aient perdu la tête, cela s’explique, mais leurs chefs n’ont pas le droit de la perdre et ils ont le devoir, lorsque l’ordre n’est pas en péril, lorsque la sédition ne gronde pas dans la ville de prendre les précautions indispensables pour éviter une répression trop sévère, des conflits trop violents. Les hommes placés sous leurs ordres doivent aussi savoir se dominer et, dans une pareille circonstance, se borner à être fermes. Encore une fois, il faut distinguer entre une jeunesse tapageuse et des manifestants séditieux. Mais partir de là pour injurier la police, pour traiter ses agents, tous ses agents et aussi tous ses chefs, de tâches, de brutes, d’assassins, exploiter l’émotion publique pour exiger qu’il n’y ait jamais plus en face de révolutionnaires résolus des agents énergiques, c’est ce qu’on ne peut admettre.

Enfin, si la police est coupable, les étudiants ne sont malheureusement pas sans reproches. Protester contre un jugement qu’ils désapprouvent en se déchaînant à travers la cité, en bousculant les gardiens de la paix qu’ils rencontrent, en brisant les réverbères, constitue un procédé inadmissible, même en faisant la part de l’entraînement et de la fougue de la jeunesse on ne peut excuser ces violences.

Elles appellent fatalement une répression. Elle a été, cette fois, hors de toute mesure mais, enfin, elle ne se fût point produite sans cette marche tumultueuse à travers Paris et un malheureux jeune homme ne fût pas mort.

Journal des débats politiques et littéraires, 3 juillet 1893, édition du soir, page 1

 

Une du journal satirique Le Grelot, 9 juillet 1893. Source : Gallica

 

Pour aller plus loin :

DELUERMOZ Quentin, « Quelques échelles de la violence. Les policiers en tenue et l’espace parisien dans la seconde moitié du XIXe siècle », Déviance et Société, 2008/1 (Vol. 32), p. 75-88, disponible ICI 

DELUERMOZ Quentin, « Circulations policières dans la ville, circulations policées de la ville. Les policiers en tenue et la circulation parisienne dans les représentations sociales, 1860-1910 », Sociétés & Représentations, 2004/1 (n° 17), p. 151-158, disponible ICI