Au début du mois de juillet 1893, des émeutes et des violences  marquèrent  le Quartier Latin et l’opinion publique;  le point d’orgue en fut  le siège et le saccage de la Préfecture de police de Paris. À l’origine des émeutes, auxquelles participèrent de jeunes adolescents, se trouve le procès de la deuxième édition du bal des Quat’z’Arts, organisée le . Parmi les animations lors de la soirée, fut proposé un tableau vivant consacré à Cléopâtre et ses servantes, incarnées par plusieurs modèles de l’école, très légèrement vêtues dont Marie-Florentine Roger dite Sarah Brown [1869-1896].

La soirée est très vite dénoncée par René Bérenger [1830-1915]. Ancien Ministre des travaux publics, avocat, sénateur inamovible depuis 1875, René Bérenger est avant tout un défenseur acharné de la cause des enfants pour lesquels il met au point la notion juridique d’enfant-victime en 1898. Mais, pour le grand public, Bérenger est avant tout « le Père La Pudeur » en raison de son combat d’alors en faveur des bonnes moeurs. En tant que Président de la Ligue de Défense de la Morale, il dénonce à l’époque ce « fait d’une gravité extrême et d’une inadmissible impudeur » et fait poursuivre en justice les organisateurs du bal.

L’affaire, ainsi que deux autres similaires, est jugée par le tribunal correctionnel de la Seine le 23 juin 1893 devant une foule nombreuse. Le premier extrait de la série consacrée aux émeutes de 1893 revient sur ce procès rapporté par le journal Le Matin.

Sarah Brown en 1891

Tribunal correctionnel de la Seine
Les Poursuites du parquet
Outrages publiques à la pudeur
La ligue  contre la licence des rues

Comme nous l’avons annoncé la onzième chambre du tribunal correctionnel de la Seine s’est occupée hier du bal des Quat’z-Arts, du bal du Fin de Siècle et du banquet du restaurant Lemardelay.

Aussi la salle était trop petite, malgré la chaleur, pour contenir la foule qui était venue pour assister aux débats.

Dans l’auditoire, beaucoup de dames du demi-monde, beaucoup d’artistes et aussi beaucoup d’avocats en robe.

Le bal des Quat’z-Arts.

A midi et quart, l’audience est ouverte sous la présidence de M. Courot.

On commence par le bal des Quat’z-Arts. Cinq personnes prennent place au banc des prévenus : M. Guillaume, élève de l’Ecole des beaux-arts et massier de l’atelier Dalou ; Mlle Royer, dite Sarah Brown ; Mlle Denne, dite Suzanne Mlle Roger et Mlle Lavolle, dite Manon.

Tous les cinq sont inculpés d’outrage public à la pudeur, délit prévu et puni, etc. Que leur reproche-t-on ? Le 8 février dernier, les élèves de l’Ecole des beaux-arts avaient organisé, au Moulin-Rouge le bal des Quat’z-Arts sous la direction de M. Guillaume, le fils de l’éminent architecte membre de l’Institut.

Des invitations personnelles avaient été lancées dans le monde artistique. Chaque atelier de l’Ecole des beaux-arts s’était fait représenter par un cortège spécial.

Mlle Sarah Brown représentait Cléopâtre, copie vivante du tableau du peintre Rochegrosse. Mlle Roger, montée sur un âne blanc et tenant en mains l’équerre et le T symboliques, figurait l’Architecture.

Venait ensuite Mlle Denne dans le costume de Diane. Mlle Manon, enfin, était dans un déshabillé des plus suggestifs.

Toutes ces dames qui, journellement, remplissent les fonctions de modèles dans les ateliers de nos artistes les plus célèbres, étaient loin de se douter qu’en se présentant sous de tels costumes dans un milieu artistique, elles offusquaient la morale et tombaient sous le coup de la loi pénale.

Mais la Ligue contre la licence des rues veillait, et le 15 février, M. le sénateur Bérenger crut de son devoir d’adresser, au-nom de la société, la lettre suivante au parquet :

« J’ai l’honneur de vous dénoncer un fait d’une gravité extrême -et d’une telle impudeur que, malgré, les témoignages les plus dignes de foi, j’ai cru devoir douter de sa réalité jusqu’à ce que je l’ai trouvée confirmée par l’article ci-joint du Courrier français. J’ai l’honneur de vous signaler le fait. Je le juge assez grave pour être absolument décidé, si vous ne pensez pas qu’une répression puisse en être poursuivie, à le signaler à M. le garde des sceaux et la tribune du Sénat. »

Et alors le parquet poursuivit.

À l’audience.

Le président interroge M. Guillaume et lui reproche d’avoir organisé le bal et surtout d’avoir dessiné le costume que portait Mme Sarah Brown.

-Dessiné, non, répond M. Guillaume, j’ai donné tout simplement quelques conseils. Au reste, le costume n’est ni de moi, ni d’elle.

Nous l’avons emprunté au tableau d’un de nos maîtres. Que ce costume ait laissé voir certaines des choses qu’on est convenu de cacher, soit. En tout cas, il n’y avait point parmi nous d’étrangers. Nous étions entre camarades.

Et il explique comment le bal était absolument privé.

Les invitations étaient personnelles et le contrôle le plus rigoureux était exercé à l’entrée du bal.

Les trois modèles sont ensuite interrogées. Elles déclarent que leurs costumes n’avaient rien d’indécent, il est possible qu’on ait vu leurs seins, mais elles étaient uniquement guidées par le sentiment du beau et de l’art.

Les témoins.

Après quoi, on passe à l’audition des témoins. M. Roques, le directeur du Courrier français, affirme tout d’abord que le bal avait un caractère absolument privé.

-La tenue de ces dames, dit-il, ne m’a pas choqué ; je l’ai trouvée très convenable.

M’ Lagasse – Est-ce que les invitations ne s’adressaient pas, non pas seulement au monde de la galanterie, mais aussi au monde des arts, de la magistrature et du barreau ? (Hilarité générale.)

Le président refuse de poser cette intéressante question, qui aurait peut-être amené de bien curieuses révélations. […]

Mlle Denne, déclare un témoin à décharge, était dans un costume très convenable. Elle avait des bas. (Rires dans l’auditoire) et une chemise.

M. Caran d’Ache, lui aussi, affirme que le cortège était magnifique et pas indécent du tout.

Déposition de M. Garnot.

Le témoin sans contredit le plus intéressant est M. Garnot, commissaire de police, qui assistait à la fête.

Sa déposition, qui fait le plus grand honneur à son esprit d’indépendance et à sa loyauté, mérite d’être citée en entier.

-Je n’ai rien vu là, dit-il, qui m’ait choqué ou qui ait pu outrager la morale publique, bien que, par profession, je sois très sévère sur ce point.

L’attitude des personnes qui figuraient dans le cortège ne pouvait choquer personne. Et comme le président a l’air de s’étonner de son langage, M. Garnot lui répond :

Mais, monsieur le président, ce n’était pas un bal public. J’ajoute que lorsque j’étais officier de paix, j’ai assisté à bien d’autres obscénités au bal de l’Opéra, et je ne sache pas qu’il y ait eu des poursuites.

Le bal des Quat’z’Arts était une réunion de peintres, de sculpteurs, d’artistes et de quelques rares profanes.

Je déclare que bien que j’ai assisté à ce bal à titre privé, je n’aurais pas hésité à me retirer et à protester s’il s’était passé devant moi des choses obscènes.

[…]

Journal Le Matin, 24 juin 1893, page 3, extraits

 

Supplément pop-culture :

Georges Brassens Les Quat’z’arts, live à Bobino, 1969