Légende du journalisme, Albert Londres est né le 1er novembre 1884 à Vichy et mort le 16 mai 1932 dans le golfe d’Aden. Fils d’un chaudronnier, Albert Londres part pour Lyon en 1901, après le lycée, pour travailler en tant que comptable. Deux ans plus tard, il se décide à partir pour Paris. Il y publie son premier recueil de poèmes en 1904 tout en rédigeant occasionnellement des articles pour des journaux de sa région. Albert Londres trouve sa voie et devient journaliste.

La Première Guerre mondiale le révèle en tant que journaliste-reporter dont la plume, sans concession, lui permet d’être remarqué au plus haut niveau. Travaillant pour Le Petit Journal puis pour Excelsior, voyageur infatigable, ses reportages ne laissent pas indifférents ses lecteurs et suscitent parfois de vives réactions au sein de l’opinion publique mais aussi du gouvernement.  En 1920, il voyage en URSS e en Asie en 1922. Il traverse également l’Europe régulièrement. En 1923, Albert Londres se rend en Guyane où il visite le bagne aux Îles du Salut, à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Son reportage suscite de très vives réactions en métropole. Il s’intéresse également à la condition misérable et scandaleuse des patients internés dans les hôpitaux psychiatriques, aux prostituées de force en Argentine, et au sport. Dans un reportage resté dans les mémoires du Tour de France, Albert Londres décrit les cyclistes de l’épreuve comme de véritables « forçats de la route », selon l’expression employée par Maurice Génin en 1906.

En 1929, alors que l’antisémitisme grandit en Europe, Albert Londres décide de mener une vaste enquête-reportage publiée dans un premier temps dans Le Petit Parisien sur les communautés juives d’Europe, depuis le quartier juif de Chicksand Street situé à Londres, jusqu’aux Shtetls (villages juifs) de Transylvanie, en passant par les ghettos de Varsovie, de Prague et jusqu’en Palestine où il est témoin des émeutes de 1929.  Sensible aux violences qui accompagnent la présence juive en Palestine, il n’hésite pas à questionner le point de vue arabe en allant interroger ses représentants. L’année suivante, le reportage est publié dans son intégralité sous le titre «  Le Juif errant est arrivé », dont voici quatre extraits.


Extrait n°1 : Londres, point de départ de l’enquête d’Albert Londres

Ma conduite ne m’était pas dictée par un caprice. Cet homme tombait à point dans ma vie. Je partais cette fois, non pour le tour du monde, mais pour le tour des Juifs, et j’allais d’abord tirer mon chapeau à Whitechapel.

Je verrais Prague, Mukacevo, Oradea Mare, Kichinev, Cernauti, Leinberg, Cracovie, Varsovie, Vilno. Lodz, l’Egypte et la Palestine, le passé et l’avenir, allant des Carpathes au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade. des rabbins sorciers au maire de Tel-Aviv, des trente-six degrés sous zéro, que des journaux sans pitié annonçaient déjà chez les Tchèques, au soleil qui, chaque année en mai, attend les grimpeurs des Echelles du Levant.

Mais je devais commencer par Londres. Pourquoi ?

Parce que l’Angleterre, voici onze ans, tint aux Juifs le même langage que Dieu, quelque temps auparavant, fit entendre à Moïse sur la montagne d’Horeb. Dieu avait dit à Moïse «  J’ai résolu de vous tirer de l’oppression de l’Egypte et de vous faire passer au pays des Chananéens, des Héthéens, des Amorrhéens, des Phérézéens, des Hévéens et des Jébuséeas, en une terre où coulent des ruisseaux de lait et de miel ».

Lord Balfour s’était exprimé avec moins de poésie. Il avait dit: «  Juifs, l’Angleterre, touchée par votre détresse, soucieuse de ne pas laisser une autre grande nation s’établir sur l’un des côtés du canal de Suez, a décidé de vous envoyer en Palestine, en une terre qui, grâce à vous, lui reviendra. »

L’Angleterre défendait ses intérêts mieux que Dieu les siens. Dieu avait donné d’un coup la Palestine et la Transjordanie. Lord Balfour gardait la Transjordanie. Entre les deux époques, il est vrai, Mahomet avait eu un mot à dire.

Extrait du chapitre I « un personnage extravagant », pages 10-11

Extrait n°2 : Alter Fischer, rescapé des pogroms et pionnier en Palestine

Alter Fisher avait vingt-huit ans. Il ne semblait pas seulement brûlé par le feu du sionisme, mais aussi bercé par les eaux du lac Tibériade. Il souriait au nouvel homme qu’il était. Il ouvrit un album avec amour. L’avenue Rothschild, la rue Max-Nordau, le gymnase, le municipal, le casino, la synagogue, dont on découvre la coupole, de la mer, au-dessus de tout ! On construit un théâtre qui sera magnifique. Ah! c’est beau chez nous.

-Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur Fisher ?

-Je suis venu montrer ces choses aux jeunes. Israël a fait un miracle, un miracle qui se voit, qui se touche. Je suis une des voix du miracle. Il faudrait des Palestiniens dans tous les coins du monde où geignent les Juifs.

Alter Fisher, le pionnier, n’était pas né en Bessarabie, mais en Ukraine. L’année 1919, il avait dix-huit ans.

-J’habitais Jitomir.

Jitomir, dans l’histoire des pogroms est un nom illustre.

-J’ai tout vu. Ils ont oublié de me tuer, c’est pourquoi je suis là. C’est-à-dire que deux cosaques sont bien venus sur moi pour m’embrocher, mais quatre autres Juifs fuyant d’une maison ont surgi devant eux. Alors ils ont perdu du temps à les assassiner. J’ai couru du côté du cimetière. Je n’y suis pas resté, heureusement ! Peu après ils ont massacré tous ceux qui s’étaient cachés dans la chambre des morts. « À cette époque j’étais un juif-volaille. Les poulets, les canards, on les laisse vivre autour des fermes. Puis, un beau jour, on les attrape, et, sans se cacher, on les saigne. Le sang répandu ne retombe sur personne. L’opération est légale. En Palestine, on m’a d’abord appris à me tenir droit. Tiens-toi droit, Ben! »

Extrait du chapitre XII « le pionnier de Palestine », page 132

Extrait n°3 : la Palestine terre d’affrontements

Le 23 août, le jour du grand mufti, deux étudiants talmudistes sont égorgés. Ils ne faisaient pas de discours politiques, ils cherchaient le Sinaï du regard, dans l’espoir d’y découvrir l’ombre de Dieu !

Le lendemain, dès le matin, des Arabes marquent leur inquiétude sur le sort des Juifs. Tous les Arabes ne font pas partie des fanatiques. La virginité d’esprit n’est heureusement pas générale en terre d’Islam.

Sauvez-vous, disent-ils aux Juifs.

Quelques-uns offrent aux futures victimes l’hospitalité de leur toit. L’un d’eux, même, ami d’un rabbin, marche toute la nuit et vient se planter devant la maison de son protégé. Il en défend l’entrée aux fous de sa race.

Lisez.

Une cinquantaine de Juifs et de Juives s’étaient réfugiés, hors du ghetto, à la Banque anglo-palestinienne, dirigée par l’un des leurs, le fils du rabbin Slonin. Ils étaient dans une pièce. Les Arabes, les soldats du grand mufti, ne tardèrent pas à les renifler. C’était le samedi 24, à neuf heures du matin.

Ayant fait sauter la porte de la banque. Mais voici en deux mots ils coupèrent des mains, ils coupèrent des doigts, ils maintinrent des têtes au-dessus d’un réchaud, ils pratiquèrent l’énucléation des yeux. Un rabbin, immobile, recommandait à Dieu ses Juifs : on le scalpa. On emporta la cervelle. Sur les genoux de Mme Sokolov, on assit tour à tour six étudiants de la Yeschiba et, elle vivante, on les égorgea. On mutila les hommes. Les filles de treize ans, les mères et les grands-mères, on les bouscula dans le sang et on les viola en chœur.

Extrait du chapitre XXIV « les soldats du grand mufti », pages 270-271

 

Extrait n° 4 : les raisons de l’hostilité arabe selon le sheikh Monafar

[…] Tous se tournent vers le sheikh Monafar.

Insigne de son caractère sacré, un tarbouch ceinturé de blanc coiffe le sheikh. Le sheikh a la peau tannée des gens du désert. Il prend la parole et parle net.

– Le pays de Palestine est un pays arabe ; les Arabes étaient dans ce pays bien des années avant les Juifs. Les neuf autres approuvent par des murmures.

– Les Juifs, au cours de l’Histoire, ont occupé accidentellement quelques coins de la Palestine, mais jamais toute ! Pendant leur règne, qu’ont-ils créé ? Ils n’ont rien laissé comme civilisation. Comme marque de leur domination, que voit-on ? Une mosaïque! Les Romains les ont chassés. Ils sont partis. Le pays n’a rien gardé d’eux. Voilà pour le très vieux passé. Cinq cent soixante ans plus tard, l’Islam triomphait. Nos pères reprenaient la terre et la rendaient à leur ancienne nationalité. Depuis lors, nous étions chez nous.

– Chez les Turcs ?

– Enfin, nous étions presque entre nous. […]

– Que leur reprochez-vous ?

De nouveau, les voix s’élèvent ensemble

– D’être un « ramassis » de tout ce que l’Europe ne veut pas De vouloir nous chasser ! De nous traiter en indigènes ! Voyons ! le monde ignore-t-il qu’il y a sept cent mille Arabes ici ? Si vous voulez faire ce que vous avez fait en Amérique, ne vous gênez pas, tuez-nous comme vous avez tué les Indiens et installez-vous ! Nous accusons l’Angleterre ! Nous accusons la France !

– Des faits !

-Premièrement, nous reprochons aux Juifs de nous ruiner. Exemple : la municipalité de Tel-Aviv, par suite de dépenses princières, était endettée de cent cinq mille livres. Le gouvernement palestinien a payé cette dette avec l’argent du trésor, et ce trésor c’est nous qui l’alimentons par l’impôt. Autre exemple : la Palestine est toute en travaux. On ne la reconnaît plus. Nous n’éprouvions nullement le besoin de cette transformation. À quoi bon l’électricité ? À quoi bon ces routes ? On fait des routes pour donner à manger aux ouvriers juifs. L’ouvrier juif travaille huit heures, l’ouvrier arabe douze heures. L’ouvrier juif est payé deux fois plus que l’ouvrier arabe. Le gouvernement que nous subissons n’est pas un gouvernement mais une association de bienfaisance pour étrangers. […]

– Troisièmement, nous leur reprochons de nous pousser hors de chez nous. Le pays s’appelle Palestine, ils l’ont baptisé Eretz-Israël (Terre d’Israël) La seule langue était l’arabe, ils ont fait accepter l’hébreu à égalité. Ils achètent nos meilleures terres. (Pourquoi les leur vendent-ils ?) Ils disent « Si vous n’êtes pas contents, prenez les os de vos prophètes et allez-vous-en »

À la place du Juif errant, alors, l’Arabe errant ?

– Messieurs, quelles conditions posez-vous pour ne plus égorger les Juifs ?

Tumulte ! Ils n’ont pas égorgé les Juifs ! Non ! Du moins, si je comprends bien, ils ne les ont pas égorgés pour les égorger, mais seulement pour attirer l’attention sur le sort fait aux Arabes. […]

Extraits du chapitre XXV « à bientôt ! », pages 280-285

 

Albert Londres Le Juif errant est arrivé, Paris, 1930, Albin Michel, 307 pages