A la fin du XIXème siècle,  le projet sioniste et la fondation de colonies juives en Palestine provoquent assez tôt des protestations diverses dans le monde arabe.

Si certains s’en emparent pour développer un discours politique agressif, d’autres au contraire tentent un argumentaire davantage posé, comme en témoignent les extraits d’une lettre rédigée par par Youssouf Al-Khalidy, datée du 1er mars 1899 et adressée à Zadok Kahn, le grand rabbin de France. Ce courrier est ensuite transmis à Theodor Herlz qui lui adressera, quelques temps plus tard, une réponse.

Favorable à une réforme de l’Empire ottoman et non à une nation arabe, Al-Khalidi est à plusieurs reprises maire de Jérusalem, de 1870 à 1906. Il est aussi un fin connaisseur de la pensée sioniste et des conditions dramatiques de son émergence en Europe. Sans renier un droit historique des Juifs à s’installer en Palestine, le problème ne se situant pas là pour lui, il souligne avant tout le danger auquel le projet sioniste pourrait exposer les Juifs dans l’ensemble des domaines de l’Empire ottoman.


Constantinople, le 1er mars 1899, […]

Monsieur,

Sachant combien le sort de vos corélégionnaires en Orient vous touche le coeur, je prends la liberté de vous adresser les lignes suivantes.

Je me flatte de penser que je n’ai pas besoin de parler de mes sentiments envers Votre peuple. Tous ceux qui me connaissent savent bien que je ne fais aucune distinction entre juifs, chrétiens et musulmans. Je m’inspire toujours de la sublime parole de votre prophète Moléachi, n’est-ce pas que nous avons un père commun à nous tous ? N’est-ce pas le même Dieu qui nous a créés tous ? En ce qui concerne les Israélites, je prends cette parole au sens de la lettre, car, en dehors de ce que je les estime pour leurs hautes qualités morales et intellectuelles, je les considère vraiment comme parents de nous autres, Arabes ; pour nous ils sont des cousins ; nous avons vraiment le même père, Abraham, dont nous descendons également. Il existe beaucoup d’affinités entre les deux races, nous avons presque la même langue. Politiquement, d’ailleurs, je suis convaincu que les Juifs et les Arabes feraient  bien de se soutenir pour pouvoir résister aux envahisseurs des races autres. Ce sont ces sentiments qui me mettent à l’aise pour Vous parler franchement de la grande question qui agite actuellement votre peuple.

Vous doutez bien que je veuille parler du sionisme. L’idée en elle-même n’est que toute naturelle, belle et juste.

Qui peut contester les droits des Juifs sur la Palestine ? Mon Dieu, historiquement, c’est bien votre pays ! Et quel spectacle merveilleux ça serait si les Juifs, si doués, étaient de nouveau reconstitués en une nation indépendante respectée, heureuse, pouvant rendre à la pauvre humanité des services dans le domaine moral comme autrefois !
Malheureusement, les destinées des nations ne sont point gouvernées seulement par ces conceptions abstraites, si pures, si nobles qu’elles puissent être. 11 faut compter avec la réalité, avec les faits acquis, avec la force, oui, avec la force brutale des circonstances. Or, la réalité est que la Palestine fait maintenant partie intégrale de l’Empire Ottoman et, ce qui est plus grave, elle est habitée par d’autres que des Israélites. Cette réalité, ces faits acquis, cette force brutale des circonstances ne laissent au sionisme, géographiquement aucun espoir de réalisation, et ce qui est surtout important, menacent d’un vrai danger la situation des Juifs en Turquie […]
Certes, les Turcs et les Arabes sont généralement bien disposés envers vos coreligionnaires. Cependant, il y a parmi eux aussi des fanatiques, eux aussi, comme toutes les autres nations même les plus civilisées, ne sont pas exempts des sentiments de haine de race. En outre, il y a en Palestine des chrétiens fanatiques, surtout parmi les orthodoxes et les catholiques qui, considérant la Palestine comme devant appartenir à eux seulement, sont très jaloux des progrès des Juifs dans le pays de leurs ancêtres et ne laissent passer aucune occasion pour exciter la haine des musulmans contre les Juifs […]
Il faut donc pour la tranquillité des Juifs en Turquie que le mouvement sioniste, dans le sens géographique du mot, cesse. Que l’on cherche un endroit quelque part pour la malheureuse nation juive, rien de plus juste et équitable […]
Mais, au nom de Dieu, qu’on laisse la Palestine tranquille […]»

Lettre citée notamment dans : Yohanan Manor, Naissance du sionisme politique, Gallimard, 1981, p. 217 et sq et dans : Henry Laurens, La question de Palestine, T.I « l’invention de la terre sainte », Fayard, 1999, p.204

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Note : Cliotexte et les Clionautes proposent une série de textes sources consacrée au conflit israélo-palestinien par nature très complexe. Ces documents, choisis en fonction de leur accessibilité et de leur intérêt, sont avant tout proposés dans le but d’éclairer un aspect donné de ce conflit de très longue durée. La sélection n’a pas pour but d’être exhaustive. En aucun cas, la publication de ces textes ne vaut, de notre part,  approbation ou condamnation d’un des deux camps en présence.