Parmi tous les hommes politiques en activité ou plus en retrait qui ont été invités sur les grands médias nationaux pour donner leur analyse sur le conflit actuel en Palestine, Dominique de Villepin est sans nul doute l’un des plus qualifiés et des plus légitimes pour le faire.
Dominique de Villepin, qui a passé une grande partie de sa jeunesse à l’étranger, est pourvu d’une solide formation intellectuelle et universitaire. Promu énarque en 1980, il oriente sa carrière vers la diplomatie. Proche de Jacques Chirac, il a en charge le ministère des Affaires étrangères entre 2002 et 2004 au moment de la seconde guerre du Golfe, avant de devenir premier ministre de 2005 à 2007.
Le 14 février 2003, il prononce son fameux discours au Conseil de sécurité de l’ONU pour s’opposer à la guerre en Irak et à la volonté du plus puissant allié de la France. Depuis, on sait que l’Histoire lui a donné raison.
Les Clionautes remercient vivement Dominique de Villepin pour ce texte où il fait synthèse des propos qu’il a tenus sur le conflit actuel en Palestine. On y retrouve la hauteur de vue de l’expert, fin connaisseur du Proche Orient et des rapports de force du monde actuel ; on y retrouve surtout le souffle du diplomate humaniste, convaincu que le recours aux armes est toujours un échec et qu’il faut, jusqu’au bout, « essayer d’avancer dans la paix, dans l’intérêt de tous ».
NB : ce texte a été conçu dans un format accessible aux élèves de terminale qui abordent cette question d’histoire complexe. N’hésitez pas à l’utiliser dans vos classes!
Après l’horreur du 7 octobre, un gouffre géopolitique s’est ouvert. Ce gouffre géopolitique, c’est l’absence de perspectives, hormis celle d’un bain de sang face à une offensive terrestre massive, les possibilités d’engrenage et le risque d’une extension du conflit qui s’inscrit dans un contexte international de profonde division avec d’un côté l’Occident et de l’autre ce qu’on appelle le Sud global, c’est-à-dire le reste du monde.
Dans ce contexte, le Hamas nous a tendu un premier piège, celui de la cruauté maximale, comme si nous pouvions avec des armées régler un problème aussi grave que la question palestinienne. Le deuxième piège majeur est celui de l’occidentalisme, cette idée que l’Occident qui a, pendant cinq siècles géré les affaires du monde, va pouvoir tranquillement continuer à le faire, est aujourd’hui mis en cause par le Sud global. Un troisième piège nous est tendu, celui du moralisme. Les exemples de l’Ukraine et du Moyen-Orient représentent aux yeux du monde un deux poids deux mesures devenu inacceptable. D’un côté, nous sanctionnons la Russie pour son agression contre l’Ukraine. De l’autre, cela fait soixante-dix ans qu’Israël ne respecte pas les résolutions des Nations unies, sans conséquences pour lui.
La tragédie du 7 octobre peut nous conduire au chaos si nous n’apportons pas les réponses justes, mais la façon d’y répondre est essentielle.
Allons-nous assassiner l’avenir en y apportant les mauvaises réponses ?
La donne a changé au Moyen-Orient. La cause palestinienne était au départ une cause politique et laïque. Aujourd’hui nous sommes devant une cause islamiste menée par le Hamas. Ce type de cause est absolu et ne permet aucune forme de négociation. Du côté israélien, le sionisme, porté par Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle, était laïque et politique. Il est devenu aujourd’hui messianique et intransigeant, en particulier dans ce que porte le gouvernement israélien d’extrême droite qui continue d’encourager la colonisation.
À cela s’ajoute le durcissement des États sur le plan diplomatique qui se traduit ces dernières semaines par des déclarations inquiétantes de la part du roi de Jordanie et du Président Erdogan en Turquie. Pourquoi ? Il nous faut rappeler que la question palestinienne reste, pour les peuples arabes, la mère des batailles. Tout le chemin qui a été tracé vers une tentative de stabilisation au Moyen-Orient et auquel on a pu croire, peut actuellement mourir du jour au lendemain.
La crise qui se déroule aujourd’hui au Proche-Orient est différente des précédentes. Ni la voix des États-Unis ni celle de l’ex-Union soviétique n’a de poids. Il est essentiel de ne se couper de personnes sur la scène internationale. La Chine a fait en sorte d’améliorer les relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Nous ne disons pas qu’il faut aller demander de l’aide aux Russes, mais si ces derniers peuvent apporter une contribution en permettant de calmer un certain nombre des factions de cette région, la situation ira dans le bon sens. En ce sens, l’Occident ne doit pas se replier sur lui-même. Une réponse mesurée doit être attentive à éviter les souffrances des populations civiles aujourd’hui. À cela, elle doit apporter également une réponse couplée. Il n’y a pas d’usage de la force efficace sans stratégie politique. Il existe le sentiment chez les Américains, et peut-être aussi en Europe, qu’Israël peut régler le problème seul. Mais nous ne sommes pas en 1973 ou 1967.
Jusqu’à présent, aucune armée au monde n’a su gagner dans un combat asymétrique contre des terroristes. La riposte militaire a enclenché au contraire des méfaits, des engrenages et des cycles dramatiques. Une perspective politique est nécessaire, mais elle est rendue difficile parce que la solution à deux États est sortie du logiciel politique et diplomatique israélien. L’intérêt d’Israël était de diviser les Palestiniens et de faire en sorte que cette question s’efface. Or, elle ne s’effacera pas.
La condamnation morale sans réserve des actions du Hamas ne doit pas nous empêcher d’avancer politiquement et diplomatiquement de façon éclairée. Nous prenons la mesure du caractère atroce de ce qui s’est passé mais lorsque vous rentrez dans ce cycle qui consiste à rechercher les fautes, où la mémoire des uns s’oppose à la mémoire des autres, où la mémoire d’Israël s’oppose à la mémoire de la Nakba, la catastrophe de 1948 que les Palestiniens vivent encore tous les jours, vous ne sortez pas de ce cycle de la vengeance.
Le plus gros travail aujourd’hui consiste pour les pays européens et les États-Unis à aider Israël à avancer au-delà de cette riposte militaire qui n’est pas une réponse. La diplomatie signifie être capable, lorsqu’on est au fond du tunnel, d’imaginer qu’une lumière est possible, et, ruse de l’histoire, de faire en sorte que quelque chose puisse permettre d’espérer.
Lors de la guerre de 1973, qui pensait qu’avant même la fin de la décennie, l’Égypte signerait un traité de paix avec Israël ? Le débat ne doit pas se situer aujourd’hui sur le plan rhétorique, aujourd’hui c’est l’action qui prime.
Deux possibilités s’offrent à nous : soit la guerre, la guerre, la guerre, soit essayer d’avancer dans la paix, dans l’intérêt de tous.
Dominique de Villepin, 7 novembre 2023
Les Clionautes
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Note bibliographique : Dominique de Villepin est également l’auteur d’un essai publié chez Grasset en novembre 2016 :
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Texte de présentation : Gilles Legroux
Mises en forme du texte de Dominique de Villepin : Cécile Dunouhaud
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