Élu à l’Académie française en  1962, Jean Guéhenno (1890-1978) a su concilier avec bonheur son activité littéraire, sa carrière d’enseignant et un engagement politique marqué à gauche.

Issu d’une famille ouvrière, Jean Guéhenno fut  contraint de travailler à l’âge de 14 ans et prépara seul le baccalauréat. Boursier à la mort de son père, il réussit le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure et devint agrégé de lettres en 1920. Commença alors pour lui une carrière d’enseignant qui se poursuivit pendant la seconde guerre mondiale.

Hostile au régime de Vichy et refusant la collaboration, il s’abstint de publier pendant l’Occupation pour ne  pas se compromettre avec les Nazis, contrairement à d’autres écrivains. Son activité au sein du Comité national des écrivains lui valut d’obtenir la médaille de la Résistance en 1947.

liberté d' enseigner

En juin 1940, Jean Guéhenno entama la rédaction d’un journal dans laquelle il relatait pêle-mêle  ses états d’âme, les événements de la vie quotidienne, ses réflexions sur l’évolution de  la guerre, ou bien  encore des réflexions relevant de la littérature et de la vie intellectuelle. Ce journal, après relecture et sélection par l’auteur, fut  publié sous le titre de Journal des années noires, en 1947. Il est depuis cette date régulièrement réédité, eu égard à sa qualité littéraire et son intérêt documentaire.  L’extrait présenté ici concerne ses activités de professeur de lettres qu’il poursuivit pendant la guerre, au lycée Louis le Grand de Paris, en charge des classes préparatoires d’hypokhâgne et de khâgne.

Ce texte a été rédigé le 3 octobre 1941, au début de l’année scolaire, à un moment où Jean Guéhenno commence à subir des pressions de la part de l’administration, en rapport avec son enseignement jugé sans doute trop démocratique et progressiste. À cette occasion, il nous livre un bel hommage de « l’ école de la République » qui lui a permis pendant vingt ans d’enseigner « en toute liberté, dans l’esprit et selon les méthodes de mon choix, et, semblait-il, pour rien d’autre que pour le plaisir », tout en lui assurant un salaire mensuel suffisant pour le mettre à l’abri du besoin.

L’épilogue de cette affaire administrative intervint en septembre 1943 quand Jean Guéhenno fut privé de son poste de professeur de lettres supérieures à Louis le Grand et fut  nommé professeur de première au lycée Buffon.

Parmi le corps professoral, Jean Guéhenno faisait évidemment partie des privilégiés. Mais il nous semble que son texte exprime avec justesse et clarté quelques-unes des conditions nécessaires pour que les enseignantes et les enseignantes, hier comme aujourd’hui,  puissent exercer leur métier avec  un peu de sérénité…


3 octobre [1941]

Un entretien pénible que j’ai eu hier matin avec un administrateur et auquel j’ai d’abord attribué trop d’importance m’a du moins obligé à prendre conscience de l’incroyable chance qui depuis vingt ans a été la mienne : j’ai gagné ma vie comme professeur sans y penser, sans même m’en apercevoir, sans subir aucune contrainte. Ce n’est pas seulement que j’aimais mon métier. J’ai toujours pu l’exercer en toute liberté, dans l’esprit et selon les méthodes de mon choix, et, semblait-il, pour rien d’autre que pour le plaisir. Je ne crois pas qu’il me soit arrivé une seule fois en travaillant de calculer les profits que je tirerais de mon travail. Je n’ai jamais eu le sentiment de travailler pour de l’argent.

Quel extraordinaire bonheur, après ces années de ma jeunesse où j’avais besogné dix heures par jour, seulement en vue de la paie, vingt-cinq francs par mois, puis trente et jusqu’à quarante-cinq francs.

Mais hier matin, on m’a prié d’ailleurs gentiment de donner à mon enseignement un tour plus technique et plus pratique. Signe des temps ! On se méfie maintenant d’une certaine influence que j’ai exercée à l’École et de l’enseignement même qu’il y a dix ans on m’avait chargé d’y donner.

L’histoire des idées est désormais suspecte. Que ne parlé-je plutôt de la règle des participes. J’ai tout de suite eu l’idée de donner ma démission. La considération des dix mille francs que je gagne dans cette école et dont j’ai besoin m’a retenu. Mais je vais chercher les moyens de me les procurer ailleurs, et, en attendant, je ne tiendrai que le compte qu’il me plaît des recommandations administratives. L’idée que je n’irais là que pour gagner chaque semaine quelques centaines de francs de plus m’est insupportable. On ne peut pas faire ce métier pour de argent. On ne peut le bien faire que pour le plaisir , hors des intérêts du monde. L’administrateur se mettant à parler latin m’a dit: Cedere tempori, id est cessitati parere, hoc est sapientia. Cette sagesse n’est pas la mienne. Je n’ai pas à être prudent; j’ai seulement à être vrai.

J’éprouve que j’ai connu pendant des années une merveilleuse liberté. Ce pouvait être une belle chose une école de la République. Avec une centaine jeunes gens, je cherchais la vérité, rien qu’elle, à tout risque, et en toute sérénité. Nous n’avions pas d’autre passion qu’elle. Faut-il que rentrent dans la classe les préoccupations du temps, de la politique … Je pense au mot de l’écriture : “Dieu n’est pas dans la tourmente.”

L’extrait peut être retrouvé dans plusieurs ouvrages dont l’édition très accessible proposée chez Folio donnée ici à titre indicatif :

Jean Guéhenno, Journal des années noires 1940-1944, Paris, Gallimard, 2014, coll. Folio, extrait pp. 2010-212