Quand André Trocmé prononce ce sermon le dimanche 23 juin 1940, il est le pasteur de la communauté protestante du village cévenol du Chambon-sur-Lignon depuis 1934. La France vit alors des heures dramatiques puisque la veille, le gouvernement français du Maréchal Pétain a signé l’armistice avec l’Allemagne hitlérienne.
La première partie du sermon est assez classique et appelle les chrétiens « à l’humiliation pour les fautes qui ont amené notre peuple à l’état où il se trouve aujourd’hui. » Interprétation morale et religieuse de la défaite, on croit entendre ici, comme en écho, l’allocution radiophonique du Maréchal Pétain qui, le 20 juin 1940, déclarait : « Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur ».
Chez Pétain, cette vision de la défaite conduisit le régime de Vichy à rechercher des coupables et des boucs-émissaires, et à s’engager dans la Collaboration avec l’Allemagne nazie. Mais la vision du pasteur Trocmé est radicalement différente puisqu’il appelle chacun à faire son examen de conscience, en se gardant de se laisser guider par « un esprit d’amertume mêlé de rancune ». Le pacifiste exprime son rejet radical du nazisme qu’il définit comme une « doctrine [qui] n’est rien d’autre que l’antichristianisme » et il pressent les pressions et les compromissions auxquels les Français risquent d’être exposés, du fait de l’Armistice et de l’Occupation. Lui, l’objecteur de conscience, appelle les Chrétiens à résister avec « les armes de l’Esprit ».
Le sermon prononcé le dimanche 23 juin 40 est donc sans doute l’une des premières manifestations d’une Résistance spirituelle chrétienne. C’est aussi le premier jalon posé par le pasteur Trocmé d’une Résistance collective du village du Chambon-sur-Lignon qui contribua pendant la guerre au sauvetage de centaines de Juifs.
Frères et sœurs,
Le président de la Fédération Protestante a prononcé hier [le 22 juin 1940] à la radio une allocution à laquelle nous voulons joindre notre voix. Dans cette allocution, M. [le pasteur Marc] Boegner appelle l’Église Protestante de France à l’humiliation pour les fautes qui ont amené notre peuple à l’état où il se trouve aujourd’hui.
Comme lors des grandes détresses d’Israël, l’heure est à l’humiliation. Humilions nous tous pour la part de responsabilité que nous avons dans la catastrophe générale. Humilions nous pour les fautes que nous avons commises et pour celles que nous avons laissé commettre, pour notre laisser-aller, pour notre manque de courage qui ont rendu impossible le redressement devant les tempêtes menaçantes, pour notre manque d’amour devant les souffrances des autres, pour notre manque de foi en Dieu et notre idolâtrie de la richesse et de la force, pour tous les sentiments indignes du Christ que nous avons tolérés ou entretenus dans nos coeurs, en un mot pour le péché dont nous avons chacun notre part et qui est la seule cause véritable des malheurs sans nom qui nous frappent. […]
Cependant, nous devons nous garder de certaines manières de nous humilier qui seraient une désobéissance à Dieu.
Premièrement, gardons nous de confondre humiliation et découragement, et de penser et de répandre autour de nous que tout est perdu. Il n’est pas vrai que tout soit perdu. La vérité évangélique n’est pas perdue, et elle sera proclamée librement du haut de cette chaire, dans les réunions et dans les visites. La Parole de Dieu n’est pas perdue, et c’est là que se trouvent toutes les promesses et toutes les possibilités de relèvement pour nos personnes, pour notre peuple, pour l’Église. […]
En second lieu, gardons nous de nous humilier, non pour nous mêmes, pour nos propres fautes, mais pour les autres, et dans un esprit d’amertume mêlé de rancune. Ces derniers jours, au cours de nos visites, nous avons entendu de nombreuses plaintes de soldats contre leurs officiers, et d’officiers contre leurs soldats, de patrons contre leurs ouvriers, et d’ouvriers contre leurs patrons, de riches contre les pauvres, et de pauvres contre les riches, de pacifistes contre les patriotes, et de patriotes contre les pacifistes, de croyants contre les incroyants, et d’incroyants contre les croyants. Chacun accuse les autres, chacun cherche à esquiver ses propres responsabilités pour charger ses concitoyens ou les peuples étrangers, oubliant que Dieu seul peut juger et mesurer la culpabilité de chacun. Nous ne croyons pas qu’une telle humiliation soit féconde et puisse préparer la reconstruction de notre pays et de l’Église.
En troisième lieu, en humiliant nos cœurs, n’humilions pas notre foi et nos convictions fondées sur l’Évangile. Ainsi, parce que nous n’avons pas bien usé de la liberté qui nous était donnée, ne renonçons pas à la liberté, sous prétexte d’humilité, pour devenir des esclaves, et plier lâchement devant les idéologies nouvelles. Ne nous faisons pas d’illusions: la doctrine totalitaire de la violence a acquis ces derniers jours un formidable prestige aux yeux du monde, parce qu’elle a, du point de vue humain, merveilleusement réussi. […]
S’humilier, ce n’est pas plier devant une telle doctrine. Nous sommes convaincus que la puissance de cette doctrine est comparable à l’autorité de la Bête, qui est décrite dans le chapitre 18 de l’Apocalypse. Cette doctrine n’est rien d’autre que l’antichristianisme. C’est pour nous une question de conscience que de l’affirmer, aujourd’hui comme hier. Il est à peu près certain que des enfants de notre église ont donné leur vie pour combattre cette doctrine. S’humilier de ses péchés, ce n’est pas, maintenant, abdiquer devant elle. C’est en donnant nos vies à Jésus Christ, au service de son évangile, de son Église universelle, que nous serons dans la fidélité et la véritable humilité.[…]
Des pressions païennes formidables vont s’exercer, disions nous, sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. Nous faisons appel à tous nos frères en Christ pour qu’aucun n’accepte de collaborer avec cette violence, et en particulier, dans les jours qui viennent, avec la violence qui sera dirigée contre le peuple anglais.
Aimer, pardonner, faire du bien à nos adversaires, c’est le devoir. Mais il faut le faire sans abdication, sans servilité, sans lâcheté. Nous résisterons, lorsque nos adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux ordres de l’Évangile. Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine. […]
Extraits du sermon du pasteur André Trocmé prononcé le dimanche 23 juin 1940 au Chambon-sur-Lignon